Alors que l’on célèbre le dixième anniversaire de la disparition de Pierre Bourdieu, il n’est peut-être pas de bon ton mais assurément salutaire de rappeler que le grand sociologue fut un piètre penseur du politique. Jean Baudouin se fait un malin plaisir de le démontrer dans un petit ouvrage au sous-titre sarcastique : Quand l’intelligence entrait enfin en politique ! On l’aura compris, l’auteur n’appartient pas à la « soldatesque » bourdieusienne, et règle volontiers ses comptes avec tous les « politistes de petite volée » qui ont investi le champ de la science politique pour en faire une chasse gardée.
Le ton pamphlétaire de l’ouvrage ne doit cependant pas masquer la rigueur de la critique, même si le couperet tombe avec une certaine jubilation : Bourdieu n’a rien compris au politique ! Exprimé de façon moins abrupte : l’apport de la sociologie critique à la refondation de la Cité est pratiquement nul. Entendons-nous bien, ce n’est pas le corpus scientifique qui est ici remis en cause, mais l’engagement politique de Bourdieu qui se déploie pendant la période 1982-2002. Est-ce à dire que le sociologue, en se prenant pour un prophète, finit par perdre pied dans le réel ? De façon plus large, on peut effectivement s’interroger sur cette dimension latente, et souvent inconsciente, qui pousse l’expert en sciences sociales à prendre en main les affaires du monde au nom d’une conception de la vérité prétendument objective et impartiale. Le passage au politique est pourtant beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît comme le prouve la trajectoire de Bourdieu. En cela, Baudouin montre qu’il était tout simplement un homme en prise avec la réalité, et non un prophète détenteur de la vérité – comme il s’efforçait de le croire lui-même.
La première étape de cet engagement est d’autant plus révélateur qu’il recoupe, encore aujourd’hui, la doxa des mouvements classés « à la gauche de la gauche ». Ainsi, Bourdieu dresse une généalogie du néo-libéralisme qui étonne par son simplisme : il s’agirait d’une nouvelle idéologie guidée par une oligarchie néoconservatrice dont le programme est la destruction de l’État social. Ce ton conspirationniste, s’il n’était drôle, débouche sur une partition du monde entre « collabos » et « résistants » au système, et s’affaire à repérer la « chaîne des liaisons cachées ». Il ne reste plus qu’à dresser la liste des traîtres qui font office de « passeurs » ; et la liste est longue : les socialistes bon teint, les européistes convaincus, les nouveaux intellectuels, les catholiques de gauche, les syndicats réformistes, les clubs libéraux, etc.
Heureusement, face à cette sombre litanie des ennemis, se dressent les prophètes intellectuels qui se chargent d’ouvrir les yeux à tous les dominés du monde. C’est la deuxième étape de l’engagement bourdieusien. Une nouvelle fois, le contenu étonne par sa simplicité puisqu’il consiste tout bonnement à transférer la fonction d’avant-garde du parti révolutionnaire de la classe ouvrière vers l’élite savante de la sociologie critique, et ce, au nom de la vérité. Fermez le ban ! Car la corporation des sociologues a ceci d’extraordinaire qu’elle peut dire la vérité au nom de la science et échapper par là même au contrôle de l’État, de l’argent et des medias. En un mot, elle peut enfin « aboutir à des “utopies rationnelles” ou encore à des “utopies lestées scientifiquement” ».
Armé de ses deux idées-forces – la « démonisation » du libéralisme et la naissance de l’intellectuel critique –, le chantre de la sociologie pénètre (enfin !) dans l’arène politique avec un entrain vigoureux. Il faut dire que la lutte atteint une dimension proprement métaphysique : justice sociale versus barbarie capitaliste. Son programme repose d’abord sur une analyse « scientifique » puisque les données de la sociologie critique sont appliquées au champ politique en général et au phénomène étatique en particulier. Comme à l’accoutumé, les développements s’enferment dans un langage roboratif pour s’ouvrir à une conclusion lumineuse : la distinction entre les petits agents de l’État animés par le dévouement obscur à l’intérêt général et la caste des hauts fonctionnaires occupée à se partager la dépouille du « gros animal ».
Une fois son diagnostic établi, Bourdieu prend fait et cause pour le mouvement social de 1995 qui est l’occasion pour lui d’une véritable révélation. Courant les estrades, défilant avec les opprimés, éveillant les foules, il est devenu un intellectuel sartrien qui s’engage au nom d’une certaine idée de la justice et de la vérité. La rhétorique est plus que jamais celle de la résistance. Il s’agit de créer un « nouveau front de classe », composé des syndicats, des mouvements sociaux et des chercheurs en sciences sociales, pour en faire une « organisation permanente de résistance au nouvel ordre mondial ». Toutefois, le pouvoir n’est pas une fin en soi, loin de là, car il ne sied pas à l’intellectuel d’intégrer le champ politique (par ailleurs délégitimé), mais de se placer dans les contreforts de la société pour en être l’un de ses « gardiens invisibles ».
On peut effectivement s’interroger sur les objectifs poursuivis par Bourdieu. La confusion entre les analyses sociologiques et les imprécations prophétiques n’accouche d’aucune proposition politique viable ou, pour le moins, positive. Pour Baudouin, ce refus de penser le politique, dans les termes les plus classiques de sa définition, traduit une détestation profonde de la démocratie représentative et, par extension, de la pluralité des opinions. Il est certain que la science de la société, en se confondant avec la vérité, ne peut pas tolérer le lieu du politique qui, faut-il le rappeler, est toujours instable et mouvant. Et depuis que l’un de ses précurseurs, Auguste Comte, a confondu la science sociale avec la révélation divine, on peut se demander si les sociologues ne poursuivent pas un but inavoué : devenir les prophètes d’un monde sans avenir, autrement dit, faire du politique le lieu de leur propre élection.
Jean Baudouin, Pierre Bourdieu. Quand l’intelligence entrait enfin en politique !, Paris, Cerf, coll. « Politique », 2012.
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