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Piège en haute mer


Piège en haute mer
Le chef du Mossad, Meir Dagan, caricaturé par Biderman pour le journal <em>Haaretz.</em>
Le chef du Mossad, Meir Dagan, caricaturé par Biderman pour le journal Haaretz.

Dans la ténébreuse affaire du navire russe Arctic Sea, plus on sait moins on comprend. Disparu début août, victime, selon la version officielle d’un acte de piraterie, ce bateau russe battant pavillon maltais a été repéré par… la marine russe… avec l’aide des services des renseignements israéliens. Le quotidien israélien Yediot Aharonoth qui livre une première version complète des événements ne fait que rendre l’histoire plus opaque. Pourquoi les Russes détournent-ils un de leurs navires marchands pour le libérer plus tard ? Israël opère-t-il en Mer baltique ? Une chose est sûre : ce qui semblait être un fait divers ressemble de plus en plus à un roman de Tom Clancy.

Les rumeurs d’une affaire de trafic d’armes et d’espionnage courent depuis quinze jours. Le 19 août, l’amiral estonien Tarmo Kouts, chargé au sein de l’état-major de l’Otan du dossier du piratage en mer, a été le premier à mettre le point sur les « i ». Dans un entretien donné au Time, l’officier estime que le navire transportait des missiles russes destinés à la Syrie ou à l’Iran et qu’en conséquence Israël est probablement impliqué dans l’affaire. Quelques médias russes ajoutent que les armes en question sont des missiles sol-air S-300[1. Missiles sol/air considérés comme les plus performants actuellement.] et peut-être même des missiles de croisière X-55[2. Kh-55 (OTAN AS-15 ‘Kent’), portée 2500/3000 km, capable de porter une ogive nucléaire.], tous deux considérés par Israël comme des systèmes d’armes stratégiquement importants. Ron Ben Yishai, le grand reporter du Yediot Aharonoth, généralement bien informé, confirme l’essentiel : le navire transportant une cargaison d’armes sophistiquées destinée à la Syrie ou l’Iran a été intercepté par les Russes. Voilà pour le gros morceau. Si on ajoute les détails – dont certains pourraient même être vrais – on comprend qu’il y a là un scénario alléchant qui attend son Spielberg.

L’enquête de Ben Yishai commence dans le port de Kaliningrad, endroit visiblement assez mal famé, où l’Arctic Sea stationne le mois de juin et une partie du mois de juillet officiellement pour entretien. Cette enclave russe encerclée par la Lituanie, la Biélorussie et la Pologne, était le port principal de la de la marine rouge en mer Baltique et une gigantesque base militaire soviétique jusqu’à la chute de l’URSS. Moscou continue d’y maintenir une présence militaire importante, mais cette enclave russe est gérée dans la pratique par un consortium – pour ne pas dire une mafia – des anciens membres des services de sécurité et de renseignements de l’époque de l’Empire. On comprend aisément que le trafic d’armes soit devenu l’une des principales activités économiques de Kaliningrad.

Rien d’étonnant, donc, à ce que les représentants d’un client « moyen-oriental » aient choisi cette ville portuaire pour faire leur shopping. Certaines sources indiquent que la marchandise en question était en fait constituée de missiles S-300 « prélevés » des batteries de la défense aériennes stationnées à Kaliningrad. Mais on ne peut exclure que des représentants de l’industrie russe de la Défense aient pris part à la négociation et qu’il s’agisse de missiles neufs sortis de l’usine.

Un « certain service de renseignement » – le journal ne le nomme pas – qui était au courant des négociations apprend que l’Arctic Sea devrait servir à transporter les missiles vers l’Iran en passant par l’Algérie, pays qui est un comptoir important dans le trafic d’armes (et des composants de son projet nucléaire) géré par Téhéran.

Le Kremlin ignorait probablement ce « marché privé », Moscou s’étant engagé devant Jérusalem et Washington à ne pas livrer à Damas ou à Téhéran des systèmes susceptibles d’altérer l’équilibre stratégique dans la région. En échange, Israël cessait de vendre des armes à la Géorgie. Dans le jeu de la barbichette, les Russes tiennent les Israéliens grâce à un marché signé – mais jamais respecté – avec les Iraniens pour la vente des S-300.

Mi-juillet, l’Arctic Sea quitte Kaliningrad avec sa cargaison camouflée sous des rondins de bois en direction du port finlandais de Pietrassari. Pour brouiller les pistes et crédibiliser le bordereau de livraison, le navire y charge une deuxième cargaison de bois. Le 21 juillet, le bateau quitte la Finlande et met le cap vers le port algérien de Bejaia, destination finale de la cargaison officielle.

Quelques jours avant, les Russes sont prévenus de la supercherie. Ils commencent par douter de la possibilité même qu’un marché d’une telle ampleur ait pu se faire à leur insu. Mais ceux qui ont alerté Moscou décident de lui laisser le temps d’agir et ne préviennent pas les autorités finlandaises – le scandale aurait pu embarrasser les Russes et surtout Poutine, qui aime faire croire que rien ne peut se passer dans son pays sans qu’il en soit averti. Puis les services russes confirment l’information et le Kremlin prend les choses en main.

Dans la nuit du 21 au 22 juillet, au large de l’île suédoise de Gotland, une petite vedette s’approche de l’Arctic Sea et, prétextant une panne de moteur, les huit passagers demandent de l’aide. Une fois à bord, ils se présentent comme des policiers suédois et exigent de vérifier la cargaison. Selon la version qui circule maintenant, l’équipage de l’Arctic Sea aurait été promptement menotté et les « policiers suédois » qui parlaient le russe entre eux se seraient livrés à un examen méthodique du bateau. Quoi qu’il en soit, douze heures plus tard, l’équipage prend contact avec les autorités maritimes suédoises pour rapporter l’incident. Affirmant que les huit soi-disant policiers ont quitté le navire, le capitaine de l’Arctic Sea fait savoir qu’il entend continuer son chemin. Bizarrement, les Suédois n’insistent pas.

Une semaine plus tard, le 28 juillet, les autorités maritimes britanniques prennent contact avec le bateau qui croisait alors au large de leurs côtes. Le capitaine les rassure et l’information transmise par système automatique (qui signale le positionnement du vaisseau) achève de dissiper les derniers doutes. Mais dès que le navire s’engage dans l’océan Atlantique, il ne donne plus de nouvelles et le système automatique cesse d’émettre. Deux jours plus tard, les garde-côtes français captent brièvement un signal indiquant que le navire se trouve au large du Portugal.

Selon des sources russes et moyen-orientales (sic), les huit ravisseurs étaient des agents russes. Leur première mission a été de vérifier que l’Arctic Sea transportait bien des missiles, ce qui fut fait pendant la nuit du 21 au 22 juillet. Ce qui s’est passé ensuite n’est pas très clair. Selon le journal israélien, les Russes avaient besoin de temps pour préparer un plan d’action. Or, leurs commandos ont pris l’Arctic Sea d’assaut le 18 août seulement, quatre semaines après avoir reçu la confirmation de l’info. Même en période de vacances, la réaction parait longue.

Les Russes tentent d’accréditer la thèse d’un montage, histoire de ne pas compliquer leurs relations avec l’Algérie et l’Iran, priés de jouer les imbéciles. Mercredi, après plus d’un mois de silence, ils ont inondé les médias de photos de leurs vaillants marins arrêtant les prétendus « pirates ». Des photos qui ont été prises dans un pays non identifié où la cargaison déchargée était aussitôt rechargée sur des avions-cargos militaires.

À l’évidence, « l’enquête » du grand reporter israélien est trouée comme un gruyère, et son texte transpire la vénération qu’il porte aux « sources » qui l’ont choisi pour raconter cette histoire. Mais si beaucoup de détails restent flous pour le moment, les points principaux semblent être assez crédibles : des armes sensibles ont été achetées à Kaliningrad par les représentants de la Syrie et plus probablement de l’Iran. Ce dernier pays ayant signé avec Moscou un contrat pour l’achat de S-300, on peut très bien supposer que ses dirigeants en ont eu assez des tergiversations russes et décidé de passer outre. On peut aussi avancer l’idée qu’au sein de l’industrie militaire russe, certains étaient aussi impatients que les Iraniens de matérialiser le marché. Pour le reste, si l’histoire n’est pas totalement vraie, elle est au moins amusante à lire.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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