Je vais m’efforcer d’être bref et promets de ne pas y revenir…
Avant toute chose, je prie sincèrement les personnes qui jugent exemplaire l’attitude de Pie XII pendant la guerre de ne pas aller plus loin. De même, ceux qui estiment qu’il « a fait ce qu’il a pu » ne sont pas concernés par ce qui suivra. Les premiers réfutent l’idée même que son silence puisse être interrogé. Il est donc inutile de se perdre en conjectures pour en proposer une interprétation. Les seconds semblent ne pas investir le pape d’une responsabilité particulière. Il est donc inopportun de lui demander davantage qu’aux autres chefs d’Etat de la même période. Et, dans ces conditions, la procédure en béatification relancée par Benoît XVI ne soulève aucune objection.
D’autant que l’action discrète de Pie XII en faveur des juifs ne fait pas de doute d’un point de vue historique. Selon les historiens John Loftus et Mark Aarons, « il a probablement sauvé plus de juifs que tous les Alliés ensemble ». Et, pour l’universitaire et diplomate israélien Pinkhas Lapid, « l’Eglise catholique, sous le pontificat de Pie XII, a joué un rôle décisif dans le sauvetage d’au moins 860 000 juifs d’une mort certaine par les mains nazies ». Lapid ajoute que « ce chiffre dépasse largement celui des juifs sauvés par toutes les autres Eglises et organisations de sauvetage ».
Pour ceux qui acceptent néanmoins de m’accompagner encore un instant, je me permets de reformuler les questions que je posais dans mon précédent article : pourquoi Pie XII n’a-t-il pas formellement et solennellement condamné la Shoah ? Pourquoi Benoît XVI, en pressant le pas pour le béatifier, tient-il tant à nous rappeler ce silence ?
À la première question, une réponse a été proposée : Pie XII se serait tu pour ne pas aggraver la situation des personnes menacées. Une condamnation explicite du génocide n’aurait eu d’autre résultat que de rendre impossibles les interventions ponctuelles. À cela, on peut rétorquer que le roi Christian X du Danemark, lorsqu’il entendit que les Allemands se préparaient à envoyer ses sujets à Auschwitz, sortit de son château en arborant l’étoile jaune à sa poitrine. Il en résulta qu’aucun israélite danois ne fut déporté. Même ceux envoyés à Theresienstadt demeurèrent en vie jusqu’à la libération, grâce à la vigueur des protestations des autorités danoises. Et Christian X n’était pas le pape !
Il faut aussi rappeler que l’archevêque de Toulouse, infirme et investi d’une responsabilité moins universelle que le vicaire de Pierre, avait publiquement condamné les déportations de juifs qui avaient épouvanté son diocèse, imité en cela par plusieurs de ses frères dans l’épiscopat.
Il peut donc sembler légitime de chercher ailleurs les raisons du silence de Pie XII. C’est ce que j’ai tenté de faire en convoquant le registre théologique.
La Shoah a fait l’objet de nombreuses interprétations de la part des historiens. Certains considèrent que le thème de « l’élection » ne doit pas être négligé si l’on veut comprendre l’enjeu métaphysique que représentait pour les dirigeants nazis la nécessité d’effacer radicalement de la surface de la Terre le peuple qui se prétendait élu, sans même laisser de trace de cet anéantissement.
À ce stade, on pouvait attendre d’un pape qu’il répondît au niveau qui était le sien : celui de la vérité théologique. Le projet nazi d’extermination du peuple témoin de la révélation du Sinaï participait d’une volonté d’altérer la manifestation ici-bas de la Présence divine. À ce titre, il portait atteinte à la Création dans son entier ainsi qu’à toute possibilité de rédemption future. Tous les chrétiens se devaient de s’y opposer par tous les moyens. Il en allait du devenir même de l’humanité.
La réflexion que je propose se résume donc en une seule phrase : si Pie XII n’a pas jugé bon de parler malgré l’immensité de l’enjeu, c’est qu’une condamnation à ce niveau présentait à ses yeux l’inconvénient majeur de redonner au peuple juif un rôle central dans l’économie du salut. S’il était possible de conserver aux individus juifs toute leur place dans l’eschatologie chrétienne, s’il était même envisageable de considérer leur destruction physique comme un moyen d’anéantir aussi spirituellement le christianisme, il lui parut cependant impossible de prendre le risque d’ébranler le fondement de la croyance chrétienne en soutenant que le devenir de l’humanité dépendait toujours d’un peuple dont la mission historique avait été appelée à se fondre dans celle du peuple de la Nouvelle Alliance.
Sans doute, objectera-t-on, était-ce beaucoup demander à un pape. Et l’on peut expliquer que, dans cette tragique épreuve, Pie XII a finalement opté, selon la formule de l’historien Fabrice Bouthillon, « pour un balancement calculé entre le je ne sais rien et le presque coi ».
Reste cependant la seconde question : « Pourquoi maintenant ? »
Paradoxalement, Benoît XVI a prononcé de très fortes paroles lors de sa visite du 28 mai 2006 au camp de concentration d’Auschwitz. Il vient de les rappeler dans son récent discours à la synagogue de Rome : « Les potentats du Troisième Reich voulaient écraser le peuple juif tout entier » et, au fond, « au moyen de l’anéantissement de ce peuple, entendaient tuer ce Dieu qui appela Abraham et qui, parlant sur le Sinaï, établit les critères d’orientation de l’humanité qui demeurent éternellement valables ».
Comment comprendre que Benoît XVI ne trouve rien à redire à ce que Pie XII ne se soit pas exprimé avec une netteté au moins semblable ?
Après avoir réintégré l’évêque négationniste Williamson et autorisé le retour au missel latin et à la prière pour « éclairer le cœur » des juifs, c’est-à-dire hâter leur conversion, force est de conclure qu’il préfère, en définitive, conforter le choix contestable de son prédécesseur.
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