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Picasso 2023, l’hommage impossible

Un monstre désacralisé


Picasso 2023, l’hommage impossible
Pablo Picasso dans sa villa de Mougins, 18 octobre 1971 © Ralph Gatti / AFP

2023 est une année Picasso. Pourtant, cinquante ans après sa mort, il est difficile de lui rendre hommage. Le peintre de génie était un homme, et un homme à femmes, ce qui est bien plus important que son art aux yeux des professionnels de la vertu. De part et d’autre des Pyrénées, il aura droit à une «célébration», ce qui est déjà beaucoup.


À l’occasion du 50e anniversaire de la mort de Pablo Picasso, survenue à Mougins (Alpes-Maritimes), le 8 avril 1973, l’Espagne, la France et cinq autres pays organisent une cinquantaine d’expositions autourde son œuvre. Mais l’hommage s’annonce pour le moins délicat, dans des sociétés constamment hystérisées par la question du rapport homme/femme,prêtes à réclamer le décrochage de toiles prétendument sexistes, et qui promeuvent des artistesau diapason des nouvelles causessociétales,plus proches du sociologue quedu génial créateur obsédé par son art. L’hommage attendu (mais qui supposait,par définition, l’adhésion et un sentiment d’admirationplutôt unanime) sera donc une « célébration », c’est-à-dire la commémoration d’un événement appelé à rester dans la mémoire collective. Et c’est à Madrid, devant le monumental et symbolique Guernica (1937), exposé au Musée Reina Sofía, que les ministres de la Culture espagnol et français ont inauguré, le 12 septembre dernier,  la « Célébration Picasso : 1973-2023 », se prêtant à des figures d’équilibriste tout aussi délicates que celles de l’Acrobate à la boule (1905)pour ne tomber ni dans le panégyrique ni dans la condamnation : « Nous ne pouvons pas ne pas promouvoir l’œuvre de Picassoau prétexte que certains aspects de sa vie personnelle ne nous plairaient pas, de même l’on ne peut écartercertains aspects discutables de sa vie » ;« Nous voulons présenter Picasso tel qu’il fut, célébrer son œuvre mais sans occulter certaines facettes de sa vie qui, à la lumière d’aujourd’hui, peuvent être contestées », a-t-on entendu du côté espagnol. « Œuvre foisonnante, inventive, souvent radicale » ; « Si actuelle » ;« Qui parle de politique, de démocratie, d’engagement » ;« À interroger »,toutefois, et à « appréhender à la lumière de notre époque », a-t-on enchaîné du côté français. Toutes ces contorsions oratoires et ces pudeurs sémantiques tranchent nettement avec les mots qui couraient, il y a cinquante ans encore, sur des lèvres moins frileuseslorsqu’on parlait de Picasso : « titan », « statue »,« géant », « grand Pan », « dernier des maîtres anciens ». Qu’on l’aimât ou non, d’ailleurs.

À bas le Minotaure, vive Sisyphe !

Mais, fini les titans et les formules grandiloquentes ! Ce qui doit nous intéresser maintenant, c’est Picasso tel qu’il a été, dépouillé de ses oripeaux de grand maître de la peinture du xxesiècle par le fameux « regard actuel », le salutaire « prisme contemporain » qui remet les gens à leur place – de préférence plus bas que terre – de leur vivant, et leur fait en rabattre post-mortem. Vu à travers le prisme déformant de nos nouvelles sensibilités,qu’a donc été Picasso sinon un horrible bonhomme qui, entre deux coups de pinceau, a passé son temps à maltraiter les femmes qu’il a connues, Fernande, Olga, Marie-Thérèse, Françoise, Jacqueline et les autres ? Un « prédateur », un « manipulateur », un « misogyne », un « violent », un « minotaure » qui les a avilies, déformées, méprisées, accaparées, dévorées, qui les trompait sans remords, prenait un malin plaisir à les voir se crêper le chignon devant lui, lisait les lettres de l’une en compagnie de l’autre, esquissait, en couple avec la précédente, des portraits de la suivante, se morfondait avec toutes une fois éprouvée l’harmonie familiale,les serinant chaque matin avec sa complainte de l’artiste qui n’a plus goût à rien avant de les entraîner jusqu’à tard le soir à ne vivre que pour sa peinture. Renouant avec une certaine éthique qui exigede l’art qu’il soit un discours vertueux et de l’artiste un modèle de bien-pensancetaillé sur mesure, la néopudibonderie contemporaine découvre avec effroi que Picasso, pourtant amateur de déconstructions artistiques en tous genres, n’avait riend’un homme déconstruitou inquiet de savoir qui-des-deux-rangera-l’atelier-aujourd’hui : pas vraiment le Sisyphe contemporain réduit à pousser devant lui un chromosome XY devenu un peu lourd, mais bien plutôt un homme génial de son temps, créateur fascinant, démiurge déroutant, rivalisant avec la nature, etqu’on imagine en effet assez difficile à vivre au quotidien. Scandalisés de voir que l’on a pu, dans un passé encore récent, admirer un créateur pour ce qu’il a créé, et non pour sa conduite domestique, nombreux sont les acteurs de cette effervescence d’un nouveau genre à détresser des couronnes de laurier et à réclamer de toute urgence la révision de notre jugement collectif. Comment pourrait-on rendre hommage au peintre deLa Pisseuse (1965), de La femme qui pleure(1937),ou encore à l’auteur du Désir attrapé par la queue, cette petite pièce surréaliste que Picassoa écrite en janvier 1941,où l’un des personnages fantasques, Le Gros Pied, trouvant La Tarte (autre personnage folklorique) à son goût, lui déclare sa flamme en des termes à faire pâlir les nouvelles vestales du féminisme : « Tu as la jambe bien faite et le nombril bien tourné, la taille fine et les nichons parfaits, l’arcade sourcilière affolante et ta bouche est un nid de fleurs, tes hanches un sofa et le strapontin de ton ventre une loge aux courses de taureaux aux arènes de Nîmes, tes fesses un plat de cassoulet […] » ? Selon ce que la philosophe de l’art Carole Talon-Hugon nomme « la chaîne de contamination » (L’Art sous contrôle, 2019), dans un monde artistique de plus en plus moralisateur, la malignité de la conduite personnelle de l’artiste comme individu se communique à son œuvre.

La toile Guernica de Pablo Picasso, au musée Reina Sofía de Madrid, 2 décembre 2021 Photo : Anadoulou Agency VIA AFP

L’hommage est-il encore possible ?

C’est donc aux musées que revient la lourde tâche de ne pas céder aux coups de semonce de la moraline et de permettre au public de venir regarder les œuvres de Pablo Picasso. Qu’on l’aime ou pas, encore une fois.Tâche complexe, à l’heure où de nombreuses expositionssont davantage les vitrinescomplaisantes des débats sociétaux du momentque l’occasion renouvelée de montrer des œuvres avec lesquelles nous entretenons collectivement un dialogue silencieux, enrichi de nos sensibilités individuelles plus disertes. Repu de toutes ces séances artistico-didactiquespendant lesquelles on lui reproche d’avoir été si oublieux ou si aveugle, le public aimerait être convié à regarder des œuvres qui lui plaisent beaucoup, lui plaisent moins ou ne lui plaisent pas, sans être abreuvé de messages sublimino-moraux à la finesse toute relative.

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Ce défi est relevé. Après la très belle exposition « Maya Picasso » du musée Picasso à Paris, le Musée national Thyssen-Bornemisza de Madrid, présente un« Picasso/Chanel »(jusqu’au 15 janvier 2023) où le parti a été pris de « désactiver la supposée masculinité toxique de l’artiste »(on appréciera la formulation psychiatrisante) selon les termes de Guillermo Solana,  directeur artistique du musée Thyssen, en le présentant sous un jour fort inhabituel, dans un magnifique dialogue de créations avec sa contemporaine, la célèbre couturière Gabrielle Chanel (1883-1971).Celle-ci disait d’ailleursapprécier Picassocomme homme et aimer sa peinture,tout en confessantne pas vraiment la comprendre, ce qui, au passage, est peut-être la meilleure définition du plaisir esthétique de tout un chacun. Avouons que le rapport entre les deux créateurs estassez mince,puisque Pablo Picasso et Gabrielle Chanel n’ont collaboré qu’à deux reprises, d’abord sur la mise en scène d’Antigone de Jean Cocteau, en 1922, puis surcelle du ballet Le Train bleu de Diaghilev, en 1924. Et mis à part le goût prononcé de sa première femme, OlgaKhokhlova, pour les créations de la géniale couturière dont elle était cliente, on ne voit aprioripas vraiment le lien entre l’iconique marinière du peintre et une robe du soir griffée Chanel. Mais c’est là que le charme opère et l’exposition est un enchantement. Pas de regard contemporainanachronique, aucun cartel poisseux d’idéologie, pas de cours de morale pour les nuls, pas de débat sur le rapport homme/femme et, fait anecdotique mais suffisamment rare pour être souligné, il n’est nulle part écrit : « Pas de planète B » ! Nous voici plongés dans une autre époque, celle des ballets russes, du cubisme, des premiers maillots de bain en tricot. Dans un parcours fait de tableaux et de robes, de corps-peinture, de corps-fusain, de silhouettes imaginaires sublimées par le vêtement, les tons des toiles du maître et des tissus de la créatrice de mode entament une troublante correspondance chromatique, les textureset lesformes se répondent en un dialogue incessant : lignes géométriques épurées du cubisme,goût pour les matières simples, esprit « collage » de certaines créations. Ici un manteau et le visage de Fernande Olivier, la compagne de Picasso à ses débuts au Bateau-Lavoir (Montmartre) ; là un sac à main en soie et acier chromé (1928) qui côtoie Femme en corsetlisant un livre (1914-1917) dans de bien fascinantes similitudes de motifs et de couleurs. Et des femmes, Olga bien sûr, mais d’autres aussi,toutes belles, parfois inachevées, énigmatiques, sérieuses, tendres, avec ces masques de visage qui puisent à la source de la magie, massives, imposantes, mais vêtues de tuniques fluides qui libèrent le mouvement de leur corps.L’exposition s’achève sur les photographies des mains des deux créateurs : les mains fines et effilées de Gabrielle Chanel (photographiées par André Kertérsz en 1938) délicatement posées sur un tissu d’une blancheur immaculée, un crayon entre les doigts, prêtes à dessiner la mode d’après ; les mains ouvertes de Pablo Picasso (photographiées par Nick de Morgoli en 1947) avec des ongles prêts à égratigner la peinture.

« Je donne arrache tords et tue je traverse incendie et brûle – je caresse lèche embrasse et regarde – je fais sonner à toute volée les cloches jusqu’à ce qu’elles saignent »(Carnets, 17 septembre 1935). Pablo Picasso a été un créateuret n’a déconstruit que pour reconstruire, plongeant plus avant dans la peinture, assumant avec passion l’héritage de ses grands prédécesseurs, Le Greco, Velázquez, Goya, les imitant, les mêlant, les dépassant, les métamorphosant, creusant au cœur de la peinture son style ou plutôt ses styles, car rien de plus ennuyeux pour lui que la continuité d’un style. Obsédé par la couleur et la forme, il n’a été l’artiste d’aucune cause extérieure à son art. Ni des femmes dont il ne se souciait pas de savoir si elles étaient plutôt « déesses ou tapis brosses » (Françoise Gilot, Vivre avec Picasso, 1965), mais qu’il a peintes à l’infini avec passion, maigres, lourdes, tristes, songeuses, rêveuses, accablées, épanouies, ivres de liberté. Ni des courants artistiques, trop à l’étroit dans leurs dogmes respectifs. Ni de la politique, étant allé au communisme « comme on va à la fontaine ». Ni du public dont il disait ne s’être jamais soucié. Ni des gens qu’il aimait certes, mais comme on aime aussi « un bouton de porte, un pot de chambre, n’importe quoi » (interview télévisée de 1966). Pour lui, « risquertout », pour reprendre sesmotstirés du film Le Mystère Picasso(1956), d’Henri-Georges Clouzot, c’était aller plus avant encore dans son aventure de créateur. Et autant le fantasme de le censurer au nom de nouvelles sensibilités émergentes est d’une immaturité intellectuelle désarmante, autant en faire la figure tutélaire de l’artiste engagé – ce qu’il n’a jamais cherché à être au demeurant–est une surprenante relecture de l’histoire.La tentation de le censurer et celle d’en faire le hérault de valeurs collectives exténuées se rejoignent dans une même méprise de ce que furent sa peinture et sa vie, sa peinture ayant été d’ailleurs pour lui, ni plus ni moins, que son autobiographie. Ni victime expiatoire du néoféminisme, ni symbole politique, Picasso ne peut continuer à être que lui-même. Face à la menace du décrochage et de la culture d’annulation, face aussi à la surinterprétation de son œuvre à l’aune du récent conflit en Ukraine (le président ukrainien ne s’est-il pas adressé à l’Espagne en avril dernier en comparant le bombardement de son pays avec celui de la ville de Guernica en avril 1937 ?), il reste à aller se confronter à ses œuvres. Car « à la fin, c’est la peinture qui gagne ».

« Je veux un équilibre précaire. Je veux que tout tienne ensemble, mais à peine. »(Françoise Gilot, op. cit.). Que Picasso se rassure, alors, car en 2023, il sera servi.

Février 2023 – Causeur #109

Article extrait du Magazine Causeur




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Georgia Ray est normalienne et professeur (sans -e).

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