Pourquoi la version de base (Wi-Fi, 16 Go) du nouvel iPad d’Apple coûte-t-elle 499 dollars ? Beaucoup d’entre nous répondraient sans doute que c’est parce que la firme de Cupertino en a décidé ainsi ; parce qu’à ce prix, la marque à la pomme réalise de confortables bénéfices sur chaque appareil vendu. Eh bien c’est assez vrai. Probablement vers la fin de l’année 2009, un peu avant la sortie du premier modèle, il a dû se tenir une réunion au sommet sous la direction de feu Steve Jobs dont l’objet était de déterminer combien pouvait bien valoir un iPad et la conclusion de cette réunion fut… 499 dollars.
Bien sûr, tous ceux qui ont assisté à cette réunion savaient pertinemment combien l’appareil coûtait à produire et donc, à partir de quel prix et de quel volume de ventes ils gagnaient de l’argent. Mais ce n’était pas le sujet du symposium : la question était de savoir combien ils allaient le vendre ou, en d’autres termes, combien les clients d’Apple seraient prêts à débourser pour acquérir un iPad. C’est aussi simple que cela. La valeur de l’iPad, comme la valeur de toutes ces choses et services que nous achetons tous les jours, ne dépend pas des coûts de production : elle est purement subjective.
Vendue à 499 dollars, la tablette d’Apple a le succès que l’on sait. Mais ç’aurait pu être un échec. Les clients d’Apple auraient pu bouder ce nouveau gadget ; ils auraient pu juger qu’ils n’étaient pas prêts à débourser 499 dollars pour cet appareil. Si ça avait été le cas, l’équipe de Steve Jobs n’aurait eu d’autre choix que de baisser son prix de vente – ou d’arrêter carrément la production. C’est déjà arrivé, notamment avec le Newton[1. Un des premiers PDA (souvenez-vous !) du marché ; l’ancêtre de l’iPhone et de l’iPad.]. Moralité : même quand on s’appelle Apple, on ne peut pas vendre n’importe quoi à n’importe quel prix.
Ce que nous appelons valeur ajoutée, c’est la différence entre le prix de vente d’un iPad et le coût de l’ensemble de ses composants. Comme cette différence est positive (et pas qu’un peu), on dit que la production d’iPad créé de la valeur. Si elle avait été est négative – si Apple avait été forcé de vendre ces iPad à un prix inférieur à celui de leurs composants pris séparément – on en aurait conclu que la production d’iPad détruisait de la valeur – et Apple aurait rapidement arrêté les frais. C’est avec cette valeur ajoutée qu’Apple va payer les salaires de ses employés, amortir ses investissements, s’acquitter de quelques impôts et, s’il en reste (il en reste !), faire des bénéfices.
Il faut bien comprendre une chose : ceux qui décident qu’en produisant des iPad, la firme de Cupertino créé de la valeur, ce sont les clients d’Apple et personne d’autre. Ce sont les heureux propriétaires de ces tablettes qui, en acceptant d’échanger 499 de leurs dollars contre un de ces appareils, ont validé implicitement qu’un iPad valait plus que la somme de ses composants. Bien sûr, vous pouvez ne pas être d’accord – auquel cas vous n’avez pas acheté d’iPad – mais le fait est que quelques dizaines de millions de nos semblables l’on fait sans que personne ne les y oblige et, pour autant qu’on puisse le savoir, ne semblent pas le regretter outre mesure.
Et maintenant, faites la somme de toutes les valeurs ajoutées générées dans une économie durant une période donnée – habituellement une année – et vous obtenez[2 Aux impôts et subventions sur les produits prêts.] le Produit intérieur brut (PIB). Le PIB, conceptuellement, c’est donc la quantité totale de richesse créée par une économie au cours d’une année ; c’est la taille du gâteau que nous allons partager entre rémunération des salariés et rémunération du capital[3. Je ne peux qu’inciter le lecteur à la plus grande prudence lorsqu’il entend un politicien commenter cette répartition – on notera, pour faire court, que « rémunération du capital » ne signifie pas « profit » mais « excédent brut d’exploitation » et que les statistiques de l’Insee agrègent les multinationales aux entreprises individuelles – prudence donc.] ; c’est la richesse que nous avons produite et que nous allons donc pouvoir consommer ou réinvestir pour financer de futures aventures. Enfin, il se trouve que le PIB varie d’une année à l’autre et c’est ça que nous appelons de la croissance.
Théoriquement, ce que mesurent le PIB et la croissance[4. La croissance réelle, c’est-à-dire ajustée de l’inflation.], c’est donc, respectivement, notre degré de satisfaction en tant que consommateurs et la croissance de cette satisfaction dans le temps. On peut critiquer la méthode – et elle est critiquable à bien des égards ; on y reviendra plus loin – mais le concept reste valide. Dès lors, celles et ceux qui nous promettent un « monde meilleur » auquel nous sommes supposés parvenir grâce à une politique de « décroissance » commettent ni plus ni moins qu’un contresens.
Par ailleurs, la croissance n’implique pas nécessairement une augmentation de la production en volume et encore moins une augmentation de notre consommation de ressources naturelles. Ce dont il est question, c’est de satisfaction des consommateurs et, comme l’exemple de l’iPad l’illustre assez bien, cette dernière ne se mesure ni au nombre de produits ni à la quantité de matière ou d’énergie nécessaire à leur production – en l’occurrence, c’est même le contraire : si les consommateurs ont accepté de payer 499 dollars pour un iPad, c’est notamment parce que l’appareil est compact ; c’est-à-dire qu’il présente un rapport valeur / quantité de matière première utilisée extrêmement élevé.
Enfin, et j’en reviens ici aux imperfections de la méthode d’évaluation du PIB, la validité de la mesure repose sur l’existence d’un marché et de prix libres. C’est-à-dire que plus les interventions de l’État distordent les mécanismes du marché – contrôle des prix, consommations forcées, subventions publiques, services non marchands des administrations publiques[5. Par convention, les comptables nationaux estiment qu’ils valent ce qu’ils coûtent – en réalité, en l’absence de prix de marché, on n’en sait absolument rien.] – moins les mesures du PIB et de la croissance sont fiables. Dans le cas extrême d’une économie de type soviétique, le PIB et donc la croissance ne signifient rigoureusement rien. Ainsi en va-t-il de la plupart des politiques de dépense publique : par construction, elles ont bien un effet mécanique sur le PIB tel que le mesure la comptabilité nationale mais ce n’est qu’un artifice comptable qui, à long terme, se révèle souvent plus destructeur que créateur de richesse.
*Photo : Phub.
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