Propos recueillis par Pascal Bories et Elisabeth Lévy
Cet entretien a été réalisé avant les attentats du 13 novembre (NDLR).
Causeur. En lisant Le moment est venu de dire ce que j’ai vu, on a parfois l’impression qu’il s’agit de votre version du Suicide français, le best-seller d’Eric Zemmour. C’est un livre désespéré ?
Philippe de Villiers. Oh non, surtout pas ! J’ai entrepris de raconter, à travers le prisme très personnel de mes souvenirs, de mes combats, de mes rencontres, comment ont été abattus les murs porteurs et les poutres maîtresses de la maison France. Mais ce n’est pas du tout un acte désespéré. Au contraire ! J’ai voulu écrire un samizdat pour la génération montante des « dissidents » qui oseront franchir les lignes rouges de ce que j’appelle le périmètre sanitaire, quitte à aller en prison, et qui auront à cœur de remonter les murs porteurs.
Pardon, mais des dissidents, il y en a depuis vingt-cinq ans. Et aussi lourde soit la censure contemporaine, on ne va pas en prison pour délit d’opinion dans notre pays…
C’est à voir. Essayez donc de citer la Bible sur l’homosexualité et vous verrez ce qui vous arrivera. Essayez donc de dessiner Mahomet, etc. Mais, au-delà de la prison physique, il y a la prison métaphorique. La censure prépare l’autocensure. La seconde rend le plus souvent la première inutile : on veille à ne pas prononcer les mots proscrits. On prend soin de ne pas glisser dans le carré psychiatrique, de ne pas tomber dans la cage aux « phobes »[1. L’expression est de Philippe Muray (NDLR).]: islamophobe, xénophobe, europhobe, homophobe… On cadenasse ses pensées, on se gendarme l’âme. Je reçois de nombreuses lettres d’élus qui me disent : « Bravo, nous, nous voudrions bien parler comme ça, mais on ne peut pas. » Autour de nous rôdent les VoPos (les officiers de la Volkspolizei, la « police du peuple » de l’Allemagne de l’Est, ndlr), les gardiens de la judiciarisation des pensées et des arrière-pensées. Des patrouilles mobiles pratiquent des contrôles sémantiques inopinés, des radars planqués flashent les déambulations douteuses des cocardiers, franchouillards et binious. Aujourd’hui, par exemple, la critique de l’islam devient périlleuse et on ne peut plus prononcer le mot « France », à moins de porter une crécelle pour prévenir : « Je suis lépreux, j’aime la France, je suis lépreux. »
Vous charriez… Regardez Zemmour, Causeur, Finkielkraut… Nous n’avons peut-être pas encore gagné la bataille des idées, mais nous avons sacrément progressé !
Oui : on entend mieux les crécelles. Mais les lépreux restent des lépreux. La lèpre identitaire, vous dis-je ! Et ne peuvent s’exprimer sur le forum que les gens très cultivés. Ce sont les seuls capables de slalomer entre les pièges. Car ils sont experts du champ de mines et capables de flairer l’approche des lignes sanitaires. En réalité, la liberté de parole est de plus en plus restreinte. Mon livre Les mosquées de Roissy (Albin Michel, 2006, ndlr) ne pourrait pas paraître aujourd’hui, dixit mon éditeur. Et pour celui-ci, l’avocat d’Albin Michel nous a prévenus : « Il y a un procès par page ! » L’éditeur a été courageux, il a publié, mais quelle ambiance tout de même ! Zemmour se rend au palais de justice au moins une fois par mois.[access capability= »lire_inedits »]
D’accord, la parole est sous surveillance et l’envie du pénal démange pas mal de monde, mais cela ne veut pas dire, heureusement, que les juges condamnent…
Cela veut dire que dans le droit pénal français, avec l’amoncellement des sanctions depuis la loi Pleven, personne n’est à l’abri d’un mot qui vous conduit au tribunal. Donc les gens prudents décident d’eux-mêmes d’être raisonnables. On ne parle plus librement qu’en lieu sûr, sous l’oreiller ou dans un champ de trèfle. Sinon, mieux vaut rester dans le « cercle de la raison » dessiné par le cosmo-prophète Alain Minc. Si on a une classe politique à ce point aseptisée, dévitalisée, sous vide, insipide, c’est parce que les élus font très attention à ne pas prononcer les mots qui fâchent. Les circonlocutions qui vous mettent à l’abri des poursuites ne sont pas à la portée du député de base, alors il se terre et se tait. Toute gauloiserie est un dérapage. Et maintenant, le monde politique a chaussé des pantoufles antidérapantes.
Peut-être. Nous n’en avons pas moins de bonnes raisons de nous méfier de certains mots. Les délires de l’antiracisme ne vont pas nous conduire à défendre le racisme. Toute société se définit par les limites qu’elle impose à la liberté d’expression.
Ça, c’est une évidence. Mais il s’agit d’une compétence hautement régalienne qui ne souffre pas les démembrements. Or la délégation de puissance publique donnée à des associations promues auxiliaires de justice, qui guettent vos propos pour y trouver un mot de travers, est un démembrement relevant d’un État totalitaire, celui-là même qui accorde à ses séides le droit de faire les cent pas. Dans un Etat de droit, si quelqu’un tient un propos contraire à l’éthique la plus élémentaire, c’est la mission du parquet de déclencher l’action publique, pas celle de ces associations transformées en police parallèle munie d’un brassard invisible. Dans la plupart des pays européens, c’est ainsi que les choses se passent.
Rassurez-nous, vous êtes en train de nous parler très librement, non ? Cela dit, si, comme vous le croyez, il est toujours plus difficile d’exprimer ses idées, qu’est-ce qui vous donne tant d’espoir ?
Le mur de Maastricht va tomber. Le mur du mensonge. Tout va se libérer. On va pouvoir refranciser nos rêves. Nous arrivons aujourd’hui à un moment où tout se dénoue parce que l’échec des idées folles et des utopies est patent. Premièrement, l’idée d’un monde sans frontières ne marche plus. Aujourd’hui, c’est madame Merkel qui suspend la convention de Schengen. Deuxièmement, une Europe sans identités, ça ne marche pas non plus. Et c’est la Hongrie qui donne le signal, en affirmant qu’elle ne veut pas perdre la sienne et qu’elle ne veut pas non plus fermer la porte à Dieu pour faire entrer Allah. Enfin, et c’est le plus frappant, l’idée d’une société multiculturelle a elle aussi vécu. L’islamisation a été voulue par les élites qui trouvaient très excitante l’idée du multiculturalisme. Quand j’étais à Sciences Po, on nous vantait l’exemple du Liban : « Le paradis terrestre »… Mais les attentats sont arrivés et l’idée que nous pourrions devenir des dhimmis est en train de s’installer. Depuis, tout le monde voit bien qu’on va dans le mur. Le premier égorgement a eu lieu à Grenoble cet été. Les jeunes sont en train de comprendre que le système ne se sauvera pas tout seul, sans une insurrection métapolitique qui permettra de revenir aux valeurs fondatrices et aux questions essentielles : à quoi sert la souveraineté ? À quoi sert une nation ? Qu’est-ce donc un pays sans contours ni conteurs ? Beaucoup de jeunes accomplissent aujourd’hui cette véritable révolution copernicienne. Bientôt, ils redécouvriront que, loin d’être un obstacle à la fraternité cosmique, la nation est le chemin du monde. Que seules les racines conduisent à l’universel. Tous ces jeunes porteurs de lucioles cherchent leur lumière et la trouvent auprès de cette noria inattendue, dont Causeur est l’un des précieux générateurs : les Onfray, Zemmour, Finkielkraut sont en périphérie du système politique mais ils sont au centre du débat, et ils attirent une nouvelle jeunesse qui finira par débouler sur le forum.
Mais n’en déplaise à Orban, dans l’identité de l’Europe, il y a peut-être une place pour l’accueil… Croyez-vous que vos idées, qui progressent dans la société, gagneront par le jeu politique traditionnel ? Faut-il attendre qu’elles remportent 51 % des suffrages ?
Non. Les choses pourront changer le jour où on obtiendra une espèce de minorité de blocage, quand nos adversaires ne pourront plus raisonner comme s’ils étaient en terrain conquis. Nous allons vivre la fable Le renard et les poulets d’Inde. Le renard tourne autour du chêne creux où se blottissent les poulets d’Inde. A force de ne plus penser que par le renard qui passe et repasse, on croit qu’il y a mille renards ; alors les pauvres poulets tombent sous hypnose et, bien sûr, le renard les mange. Les poulets d’Inde sont les mondiocrates de la « mondialisation heureuse ». Et le renard, qui est souverainiste et rusé, c’est nous. Il y a dix ans, c’était l’inverse.
Mais essayons de tracer la généalogie de notre situation. A-t-on manqué une occasion de changer le cours des choses au moment du référendum sur le traité de Maastricht ?
Oui, je le pense. Il s’est passé quelque chose d’historique à Maastricht : on a changé de régime. On est passé d’un régime démocratique à un régime oligarchique. Depuis 1992, le pouvoir n’a plus le pouvoir. Les politiciens continuent à faire croire aux apparences de la politique. Mais il n’y a plus de politique. Il n’y a plus qu’un jeu de frimousses. C’est à celui qui pleurera le mieux. On promet, mais celui qui tient la promesse est derrière le rideau. C’est comme si je faisais croire aux Puyfolais que les décisions se prennent toujours au Puy du Fou alors que tout serait dirigé depuis Disneyland. Cette grande ablation de souveraineté a été voulue et organisée par les responsables politiques. Après la mort de Pompidou, la France, considérant qu’elle avait fait son temps, a transféré le pouvoir politique à d’autres : Washington, Genève, Francfort, Bruxelles. Ce faisant, le pouvoir a perdu à la fois la potestas et l’auctoritas. Aujourd’hui, la potestas est partie à Bruxelles et l’auctoritas chez Ruquier – mécano géant d’un côté, people de l’autre. Le coq gaulois est sous la protection de l’aigle américain. Et on s’étonne qu’il ne chante plus. Pour les ludions électroniques et homo zappiens qui clignotent en prime time, la charge morale du pouvoir et de l’héritage français était trop lourde. La génération des « ingénieurs sociaux » et la couveuse à poulets de batterie hors sol qu’est l’Ena ont produit ce qu’elles devaient produire : des mécaniciens et non plus des visionnaires.
Vous oubliez que le traité de Maastricht a été approuvé par référendum, donc que le peuple a lui aussi voulu cette « ablation de souveraineté ». Dans le fond, à ce moment-là, commence pour vous une deuxième vie politique.
Oui. C’est là que tout a basculé. La campagne référendaire de Maastricht m’a profondément marqué parce que nous sentions – les « conscrits » de Maastricht, Séguin, Pasqua et moi – qu’il se passait quelque chose de très grave, et que ce serait pour la classe politique une ligne de fracture durable. D’un côté le souverainisme, de l’autre le mondialisme. Il y avait ceux qui pensaient, comme Jean Monnet et Giscard – le fils spirituel de Cohn-Bendit –, que la France ne pouvait plus résoudre ses problèmes toute seule. Ils voulaient créer un marché planétaire de masse et remplacer le citoyen par un consommateur compulsif, post-névrotique. Et il y avait ceux qui pensaient que la France a toujours eu, dans son tréfonds, les ressources morales pour imposer au monde une vision qui soit la sienne, réticente à la marchandisation de nos rêves et de nos devoirs d’humanité.
Parlons-en, des conscrits ! Vous vous êtes vite retrouvé assez seul sur le champ de bataille. Vous racontez le « lâche soulagement » du soir du référendum perdu à un cheveu. Vous avez compris que Pasqua et Séguin n’étaient pas prêts à renverser la table…
Au soir du référendum, j’ai compris que la force d’aimantation du système partitocratique était inouïe. Marie-France Garaud a très bien résumé ce jeu de forces : « C’est un manège qui tourne et éjecte. Si vous vous écartez du centre, les forces centripètes vous abandonnent et les forces centrifuges vous précipitent dans les géhennes. » Séguin et Pasqua sont vite retournés au bercail. Comme Chevènement à gauche. Leurs partis leur ont ouvert les bras. Incartade pardonnée. Comme on dit au Québec : « On revient dans la danse, le bal reprend et chacun retrouve sa chacunière. »
Vous pouvez désapprouver Jean Monnet et les pères de l’Europe, cela ne signifiait pas qu’ils étaient des salauds cyniques. Ils étaient réellement habités par l’obsession de ne pas revoir la guerre en Europe. On peut être d’accord avec ça, non ?
Ce sont les Américains qui menaient la danse et ils savaient très bien ce qu’ils voulaient faire : une Europe sans limites géographiques, un espace sans frontières, sans gouvernement et sans démocratie, l’euroland dans le worldland. Il fallait que les firmes a-nationales trouvent de nouveaux marchés, de nouvelles clientèles, de nouveaux appétits. Il fallait l’alliance du libéral et du libertaire, du no limit et du no frontier. C’est le cahier des charges qu’ils ont donné à Jean Monnet, salarié de la banque Lazard. Je ne crois pas que Giscard, du haut de sa brillante intelligence et du fait de sa proximité avec Jean Monnet, ait ignoré ce projet d’anéantissement du politique. Pour tous ces Jefferson en Playmobil, l’idée était simple : on ne pourrait obtenir la paix que par la prospérité mondiale, qui ferait tomber toutes les dictatures, ravalerait les pulsions humaines et les mythologies dangereuses. Ces gens-là ne croyaient plus à l’autonomie du politique. Ils croyaient que l’administration des choses allait remplacer le gouvernement des hommes2. Plus de politique, plus de débat. Grâce à la fusion de l’économique et du politique, Google, Apple et Microsoft sont plus puissantes que n’importe quel Etat souverain.
En tout cas, l’aspiration de l’Europe à devenir une grande salle de gym, à sortir de l’Histoire si vous préférez, n’est pas un choix venu d’en haut. Une partie des peuples d’Europe la partage, pas seulement une oligarchie… Tout le monde veut acheter un iPhone au prix du travail chinois !
On peut acheter un iPhone et faire de la gym tout en souhaitant conserver ses attachements vitaux. Un des travers de nos politiques, depuis la mort de Pompidou, ce n’est pas seulement leur ignorance, c’est leur mépris de l’Histoire. Par exemple Giscard me disait : « L’Histoire, je me méfie de ce qu’elle charrie de passions, à travers les épopées mythiques qui ont fait couler tant de sang. Je veux sortir la France de l’Histoire pour la sortir du tragique. »
Eh bien, répétons-le, beaucoup de gens pensent comme Giscard. Le monde politique que vous avez quitté est-il bien pire que celui dans lequel vous étiez entré ?
Les nouveaux politiciens font du consumérisme politique. Ils veulent être en tête de gondole. Ce sont des produits : on les sonde et on les consomme. Ils ont une date de péremption : bientôt un seul mandat. Je me souviens d’un training télévisuel où se trouvaient Michel Noir, Alain Juppé et François Léotard. L’entraîneur s’égosillait : « Que vous le vouliez ou non, vous êtes des produits. Il faut être achetable. La politique n’échappe pas au marché du désir. Vous êtes comme les yaourts des grandes surfaces, le fond près du couvercle, il faut être crémeux à cœur ». Les temps ont bien changé. Je me souviens d’un monde infiniment plus libre et plus riche d’expression, de fantaisie, que celui dans lequel nous sommes. D’abord, la politique, c’était une vocation au bien commun et un milieu recherchés par les élites. Quand je suis entré à l’Assemblée, la moitié des élus de gauche et de droite étaient membres de l’Académie française. François Mitterrand me parlait des monophysites du Liban, Peyrefitte de la Chine, Mazeaud de l’Everest et Jean-François Deniau de littérature afghane. Aujourd’hui, les nouveaux élus sont les anciens attachés parlementaires. Or la marche du monde est compliquée. Lorsque vous êtes inculte, vous n’avez pas accès à la hiérarchie distinctive des choses.[/access]
La suite demain…
Philippe de Villiers, Le moment est venu de dire ce que j’ai vu, Albin Michel, 2015.
*Photo: Hannah.
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