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Muray, l’homme qui instrumentalisait les femmes

L'exorciste spirituel


Muray, l’homme qui instrumentalisait les femmes
Philippe Murray © Hannah Assouline

L’humour dévastateur de Philippe Muray naît de l’idée que l’homme est féroce et mu par la jalousie. Contre l’optimisme anthropologique de L’Empire du Bien, il s’est réfugié dans l’écriture et la possession des femmes.


 

Dans un poème intitulé Tombeau pour une touriste innocente, Muray évoque une touriste dotée de toutes les qualités contemporaines qu’il réprouve – un fond idiot et impitoyablement sympa – qui se fait trucider par un islamiste. Celui-ci est défini ontologiquement par Muray comme un « terroriste qui se voulait touriste », c’est-à-dire une sorte de frère en abrutissement de celle qu’il égorge, de symétrique inverse de sa victime, partageant le même idéal de règne de la bêtise. Ce poème, me dit-on, a été retiré de la liste des textes lus sur scène par Fabrice Luchini, car le public n’accrochait pas. Il y avait un blanc. Flash-back : Cunégonde, dans Candide, est violée par tous les reîtres qui traînent en Europe centrale et même, si je me souviens bien, termine cul-de-jatte et borgne ; mais il semblerait que, deux cents ans plus tard, cet effet comique de contraste avec l’optimisme philosophique de Pangloss ne soit plus possible sous la plume de Muray. Comme si les spectateurs ne pouvaient pas accepter un humour féroce, faute de sentir la férocité en eux, ni un humour où l’imbécile est victime, car cette imbécile était vertueuse.

Muray a un succès universel et superficiel quand il se moque des bobos. Mais quand il dit pourquoi il s’en moque, quand les vrais motifs sont sur la table, il n’en a plus. Quand il dévoile le fond de sa pensée, c’est le sauve-qui-peut, car sa pensée part de l’idée que l’homme est féroce et qu’il est fou quand il ne le voit pas. Or le truisme occidental contemporain érigé en principe est le suivant : l’homme est bon et il est sage quand il se pense bon. Ceux qui pensent que l’homme est mauvais sont mauvais.

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Retour à l’inacceptable projet de Muray : désespérer l’optimisme anthropologique. Débouter Polnareff, glorifier le syllabus. De là, la première discussion qui s’ouvre sur l’avenir des thèses de Muray : jusqu’à quand serons-nous assez bêtes pour construire nos lois, nos institutions, nos programmes politiques sur notre phantasme de pureté intérieure immarcescible ? Et comment éviter le ridicule qu’il y a à constater les désordres du monde sans y voir l’effet de sa propre imperfection de nature ? Comment, en un mot, tourner autour de la question de la sagesse ? Et préférer à la sagesse l’accusation permanente ? Le bouc émissaire va-t-il disparaître ? La violence cesser de se focaliser sur des faux coupables ? Si la réponse est oui à ces deux dernières questions, Muray aura été exagérément pessimiste et aura forcé le trait. Mais si la société tourne à l’insurrection permanente des accusateurs contre des accusés imaginaires, comme nous le constatons tous les jours, l’auteur d’Après l’Histoire aura présenté un miroir à une époque où la curiosité, la réflexion, l’honnêteté sont réprouvées. Si les lyncheurs digitaux, qui sont à la fois en crise narcissique et en extase criminelle permanentes prolifèrent et deviennent la norme psychologique et morale, comme on peut le craindre tous les matins, Muray sera notre Jérôme Bosch littéraire.

Deuxième remarque : dans le dernier tome paru de son Ultima necat, il est souvent question de ses relations avec Philippe Sollers. L’analyse de Muray est très simple : Sollers ne tolère pas qu’on existe ailleurs que dans son ombre, dans cette obscurité propice au crime où il étranglera plus ou moins aimablement l’homme de talent qui aurait pu lui disputer la lumière. Ce sont des passages très drôles où la méfiance de Muray a presque l’air de se matérialiser, généralement à la Closerie des Lilas. Muray pense du mariage ce qu’il pense de Sollers. L’épousée vous tue sournoisement, à l’ombre de la loi. À petit feu, avec des ménagements, en vous expliquant qu’elle vous veut du bien. Une femme, ou un éditeur, c’est la synthèse de l’étrangleur ottoman et du consultant en bien-être. La misogynie de Muray et sa phobie de l’éditeur ont la même source : le désir de se fabriquer une baronnie où il serait libre, sous le soleil, sachant qu’il est entouré d’ennemis de ce projet. La jalousie est en effet chez lui le grand motif des actions sociales comme du projet conjugal. Dans les deux cas, l’objectif est que rien de libre ne subsiste autour de soi. L’être jaloux veut être seul à régner sur le néant. Des êtres jaloux qui veulent s’entre-empêcher de produire, d’exister, de vivre : ce résumé de l’état de la société et du couple me paraît parfaitement contemporain.

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Troisième remarque : quand même, il est tombé dans le piège tendu au mâle hétérosexuel contemporain. Muray étant particulièrement intelligent et ne faisant rien comme tout le monde, il n’est pas tombé dans les pièges communs. Le premier piège où sombrent les hommes contemporains est de se déclarer réfugié sexuel : il s’agit de constater que les rapports hétérosexuels étant devenus impossibles tandis que la sexualité est restée nécessaire, on sera désormais homosexuel, ou on adoptera une des nombreuses propositions possibles à l’intersection du sexe, du genre et de l’orientation, dont la liste est disponible au siège de l’UNEF. C’est le piège « Tout sauf bobonne », ou plutôt : « N’importe quoi plutôt que bobonne. » Tomber dans le deuxième piège, c’est obéir aux injonctions que l’esprit de meurtre de l’homme nous adresse : acheter des lingettes au calendula à 23 heures au Franprix en se trouvant formidable. Confondre la réduction en esclavage avec la solidarité conjugale et parentale. Bref, incliner sa fierté et son indépendance au point de se transformer en un gastéropode sournois, un lâche faussement épanoui, qui deviendra aussi liberticide en société qu’il est privé de liberté dans sa vie personnelle. Muray tombe dans le troisième piège, le plus sophistiqué : instrumentaliser les femmes, qu’il adore pourtant. Il les adore esthétiquement, et il en pense le plus grand mal, parce qu’il considère qu’elles ont le projet de remplacer leur amant en mari, c’est-à-dire un condamné à mort qui sera exécuté au moyen du premier enfant qui naîtra. Donc, il ne prend la femme qu’avec son option pilule. Certes, nous en sommes tous là. Nos sentiments sont aussi éruptifs qu’ambivalents. Le désir de révolte se dispute avec les promesses de la volupté. Mais Muray ne veut pas penser à cette idée pourtant inscrite dans la civilisation chrétienne qu’il défend, idée qui n’est pas déshonorante : il est tout de même courtois de leur faire un enfant quand elles le désirent.

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Janvier 2020 - Causeur #75

Article extrait du Magazine Causeur




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écrivain et critique littéraire français, il enseigne à Sciences-Po et collabore à la Revue des deux Mondes

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