Vous n’avez pas lu une ligne du génial Philippe Muray? Mais qui est ce grand écrivain que Causeur présente comme sa figure tutélaire, à la fin, vous demandez-vous? Muray pour les nuls, par Jacques Aboucaya…
S’il n’était pas mort prématurément en mars 2006, la soixantaine juste atteinte, Philippe Muray eût fait son miel de notre époque récente dont il pointait déjà la décadence.
Celle-ci s’accélère et il n’est pas douteux qu’elle eût alimenté la verve de ce philosophe moraliste, essayiste, diariste et romancier, pamphlétaire redoutable, qui a laissé une œuvre copieuse et originale.
Le père de l’Homo festivus
Qui était Philippe Muray ? Tous ses écrits en témoignent : un bretteur impitoyable et sarcastique. Aussi goguenard que provocateur. A rebours des théoriciens verbeux, il s’en prend au tout festif, au tout cultureux. Il se borne à constater, sans jamais prétendre à théoriser. Son Homo festivus, prototype de nos concitoyens lambda, a marqué les esprits. La formule maintes fois utilisée Castigat ridendo mores, il corrige les mœurs par le rire, lui va comme un gant.
C’est que Muray ne se perd pas en abstractions. Il braque sur son époque post-moderne, la nôtre, un projecteur qui en fait ressortir les contradictions. Et d’abord cet esprit de sérieux, lequel, pourtant, s’exprime dans une doxa où la fête se trouve prônée, mais encadrée, définie en fonction de normes précises. Où elle devient une obligation, avec le culte béat du bonheur imposé.
Le ricanement de Muray, pas plus que celui de Céline dont il est, dans une certaine mesure, un héritier, auquel il se réfère souvent, ne reflète jamais le cynisme. Plutôt une manière de tendresse déçue, et désolée, envers ses frères humains, fourvoyés dans l’imposture du Progrès. « C’est une grande infortune, écrit-il dans sa préface à L’Empire du Bien, que de vivre en des temps si abominables. Mais c’est un malheur encore pire que de ne pas tenter, au moins une fois, pour la beauté du geste, de les prendre à la gorge ».
Un proche parent de Céline et de Vialatte
Sa prose, elle aussi, prend à la gorge. Elle s’adresse, avant même de gagner l’empyrée des idées, à nos sensations, à nos émois. Elle aiguillonne, fait toucher du doigt le conformisme béat dans lequel, sans en avoir conscience, nous nous vautrons au quotidien.
A lire aussi, Georges Liébert: Philippe Muray, Pythie sans pitié
Il y a aussi, chez lui, outre Céline, un lien de parenté avec Alexandre Vialatte. Pas seulement parce que les deux donnèrent des chroniques à La Montagne de Clermont-Ferrand, mais pour la cocasserie de leurs observations. L’un et l’autre savent trouver le bon angle de vision pour commenter une actualité dont ils débusquent avec délectation les incohérences. L’Homo festivus, ce « fils naturel de Guy Debord et du web », est le cousin germain de l’Homme de Vialatte (Dernières nouvelles de l’Homme). L’un et l’autre fustigent « les mondialisateurs professionnels et les frénétiques modernocrates ».
En pleine actualité
Voici que l’auteur des Exorcismes spirituels fait son retour dans l’actualité. Les Belles Lettres qui se sont lancées dans la réédition de son œuvre intégrale, viennent, en effet, de publier son essai Le XIXe siècle à travers les âges, initialement paru chez Gallimard en 1999. Philippe Muray y développe, avec son brio habituel, une thèse infiniment originale : le XIXe siècle, si différent, en apparence, des siècles suivants, portait en germe tout ce qui caractérise notre époque. L’analyse des divers courants qui l’ont traversé démontre qu’ils n’étaient contradictoires qu’en apparence. Ils obéissaient, en réalité, à un code commun que Muray s’attache à décrypter. Etablir une parenté entre le socialisme, l’occultisme, le féminisme, l’antisémitisme et le culte du progrès relève du paradoxe. Ou de la haute voltige – bien que la résurgence actuelle de ces courants dénote une inquiétante proximité. Hugo, Auguste Comte, Blanqui et Zola, mais aussi Balzac, Flaubert, Michelet et Baudelaire sont convoqués, avec leur œuvre respective, pour étayer une constatation qui se révèle, au bout du compte, plus convaincante que tout raisonnement. On y retrouve l’écrivain avec sa vaste culture, son goût des paradoxes (« Le XIXe siècle est devant nous), ses néologismes (la dixneuvièmité, l’Homo dixneuviemis). Sans oublier, bien sûr, le style, inimitable. L’humour omniprésent. Une force de conviction qui use volontiers de la provocation.
Tout aussi attachant, encore que dans un registre assez différent où la confidence trouve sa place, son journal intime dont le titre, énigmatique au premier abord, laisse apparaître la dilection de l’auteur pour le latin ou ce qui lui ressemble. Tiré du dicton traditionnel figurant sur les cadrans solaires, Vulnerant omnes, ultima necat (toutes (les heures) blessent, la dernière tue), il présente, en quelque sorte, la face cachée de l’écrivain. Celui-ci s’y livre sans fard, confiant ses incertitudes, ses enthousiasmes comme ses découragements devant les contraintes matérielles qui viennent entraver la genèse de son roman On ferme.
Ces deux derniers volumes, comme les précédents, abordent les sujets les plus divers. Seule constante, l’observation aiguë de l’époque décadente que nous traversons et le diagnostic sans appel qui en découle. Autant dire que Muray ne mâche pas plus ses mots qu’il ne cherche à séduire ni à convaincre. Cette « brutalité » de la pensée et du propos peut parfois choquer. Elle est le gage de la sincérité de l’écrivain. Et sa marque de fabrique.
Aux éditions Les Belles Lettres :
Essais (L’Empire du Bien, Après l’Histoire I-II, Exorcismes spirituels I-IV. 812 p. avec index.
Essais : L'Empire du Bien, Apres l'Histoire I-II, Exorcismes spirituels I-IV
Price: 35,50 €
23 used & new available from 23,44 €
Le XIXe siècle à travers les âges. 656 p.
Ultima necat V (1994-1995), 608 p.
VI (1996-1997), 400 p.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !