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Quand le désir devient délit

Un inédit de Philippe Muray


Quand le désir devient délit
Philippe Muray, décembre 1997. ©Hannah Assouline/Opale/Leemage

« La pénalisation du désir sexuel n’est qu’une étape parmi d’autres sur le chemin de l’effacement de la différence des sexes au profit d’une indifférenciation inséparable de l’égalisation généralisée. » Il y a un quart de siècle, Philippe Muray décrivait minutieusement dans son Journal ce qui advient sous nos yeux.


21 novembre 1991. Un type vient recueillir mes propos sur le harcèlement sexuel pour je ne sais quelle radio sûrement introuvable au fin fond du pays des ondes que je ne visite jamais…

A lire aussi: le Journal de Philippe Muray

« De quoi s’agit-il ? Je crois nécessaire de souligner d’abord avec force qu’on est en face d’une innovation spécifiquement américaine. Il faut toujours appeler un chat un chat, et sexual harassment ce qu’il ne me paraîtrait pas honnête de traduire par « harcèlement sexuel », en français, comme si nous étions capables d’imaginer tout seuls une pareille petite merveille. Rendons aux maîtres du monde ce qui est aux maîtres du monde. Chaque semaine ou presque, nous viennent des États-Unis des informations ahurissantes sur de nouvelles atrocités concernant généralement le domaine des mœurs. L’énorme machine américaine, qui a en charge aujourd’hui, d’une façon quasiment monopolistique, la gestion de l’ordre mondial, s’enfonce peu à peu dans une dictature dont il n’est pas certain que nous continuerons très longtemps à la trouver comique et délirante puisqu’elle est en train de s’instiller progressivement dans notre vie quotidienne. Bien sûr, chacun reste libre de croire que toutes ces folies ne viendront jamais chez nous, du moins sous leur forme la plus patibulaire. Pourtant elles arrivent, et notamment sous les espèces de ce harassment qui, je crois bien, est ces jours-ci l’objet d’un projet de loi qui doit se balader entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Nous voilà donc au bon moment pour étudier ce phénomène en naissance, in statu nascendi si je puis dire, et nous demander de quoi exactement il s’agit dans le fond du fond des choses. Pour m’exprimer autrement : qu’est-ce que l’on va, au juste, pénaliser avec cette notion de sexual harassment ; est-ce que c’est bien le harassment, ou est-ce que ce n’est pas plutôt généralement et plus simplement le sexual qui est sur le point d’accéder ainsi à ce qu’il faut bien appeler l’Âge du Pénal ?…

Je pense, moi, que c’est bel et bien le sexuel qui est aujourd’hui l’objet d’une entreprise de criminalisation, ou plutôt de re-criminalisation, acharnée. N’oublions pas, encore une fois, que ce phénomène vient des États-Unis, pays où on peut actuellement voir des gens aller se faire soigner, de leur propre volonté, aller se faire prendre en charge dans des cliniques spécialisées parce qu’ils se considèrent comme addicts, comme accros au sexe, comme drogués par cette chose encombrante et persécutrice qu’ils voudraient éliminer à la façon dont on soigne une accoutumance à tel ou tel stupéfiant. C’est donc toute la sphère du sexuel que l’on peut voir aujourd’hui glisser sous la domination du pénal, et c’est le désir même qui est en train d’être pénalisé ou placé en position de pénalisable. L’obsession pénaliste s’attaque de front au désir. Pour les extrémistes du sexual harassment, pour les ayatollahs du sexual harassment, la simple manifestation du désir est d’ores et déjà un délit, et, pourquoi pas, une sorte de crime. La réclamation d’une loi dans le domaine du sexual harassment (chose par ailleurs impossible ou presque à définir et surtout à prouver – à la différence du viol – ce qui promet de multiples et rigolotes batailles sur l’interprétation de ladite loi, bon appétit messieurs !) montre à quel point nous nous trouvons dans un désarroi profond et croissant concernant le désir sexuel.

Je pense avoir été un des premiers à repérer, et à dire, que désormais la plupart des débats – et par-dessus tout les débats télévisés – débouchent immanquablement sur la réclamation de lois, sur la demande unanime de nouvelles lois, des lois pour n’importe quoi, dans tous les domaines, des lois pour boucher progressivement tous les trous de la vie, toutes les zones encore un peu floues par lesquelles s’infiltrait encore un peu de vie, c’est-à-dire un peu de désorganisation. Vous rassemblez par exemple des gens pour discuter de la profession de détective privé et vous concluez, au bout de deux heures de débat, qu’il existe un vide juridique dans ce domaine, vous constatez ce vide juridique, et vous terminez l’émission en réclamant à l’unisson des mesures de la part des pouvoirs publics, des lois, des décrets, enfin tout l’arsenal de cochonneries législatives habituelles pour combler ce vide. La nature humaine actuelle a horreur du vide juridique. Dans le domaine sexuel plus encore, certainement, que dans les autres. Il y avait donc un vide juridique dans l’existence sexuelle des gens, et il fallait le remplir : harassment !

Voici quelques années, on s’était attaqué aux images « dégradantes » de la femme, et on avait proposé de les pénaliser lourdement, ces images. Quand je dis « on », je veux parler évidemment des féministes. Ces dernières, qui ne sont pas aussi triomphantes qu’aux USA mais qui n’ont jamais désespéré de le devenir un jour et qui gardent au congélateur pas mal de projets de lois qu’elles comptent bien, le jour venu, décryogéniser et mettre en circulation, les féministes, donc, sont déjà parvenues à faire croire à presque tout le monde que sexisme et racisme étaient deux conduites analogues. La pénalisation du sexual harassment, ou plutôt la pénalisation du désir sexuel sous son déguisement de harassment, n’est qu’une étape parmi d’autres sur le chemin de l’effacement de la différence des sexes au profit d’une indifférenciation inséparable de l’égalisation généralisée qui est d’ores et déjà devenue notre lot commun. Entre parenthèses, il est amusant que ce soit au moment où, dans nos pays prétendument démocratiques, l’humanité se retrouve chaque jour un peu plus étranglée, surveillée, rançonnée, victime un peu plus chaque jour de harassments qui sont, eux, bien concrets (fiscaux, administratifs, etc.), il est amusant, dis-je (il est aussi déchirant qu’amusant) que ce soit à ce moment que le sexuel se retrouve soudain re-criminalisé et désigné à la vindicte publique, comme pour détourner l’attention des véritables et monstrueux harcèlements. En conclusion, et pour résumer d’un hommage à Freud (au Freud qui avait découvert et nommé l’un des éléments fondamentaux de la vie sexuelle sous le nom d’« envie de pénis », ce fameux penisneid qui provient justement de la découverte de la différence anatomique des sexes), je dirai que ce qui nous envahit tous les jours davantage sous forme d’appel à de nouvelles lois, sous forme de désir de combler des vides juridiques, ce n’est bien sûr plus l’envie de pénis, mais – accompagnant la négation galopante de la différence des sexes – l’envie du pénal.

Voilà. Et amen. »

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Novembre 2017 - #51

Article extrait du Magazine Causeur




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Philippe Muray, écrivain, est mort le 2 mars 2006 d’un cancer du poumon, échappant de peu à la prohibition inaugurée ce 2 janvier. Ce texte, reproduit avec l’aimable autorisation de son épouse Anne Séfrioui et des éditions Mille et Une Nuits, prouve qu’il vit encore.

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