Le troisième tome du Journal de Philippe Muray couvre une période charnière (1989-1991) durant laquelle il rompt avec ses parrains. Sûr de son génie, l’écrivain conjugue le style célinien et l’ambition balzacienne pour déclarer la guerre à son temps. Ainsi commence le combat de Muray contre le reste du monde.
Lire un journal intime, particulièrement celui d’un écrivain et particulièrement celui de Philippe Muray, c’est s’exposer d’emblée à une dissonance temporelle et mentale. Les phrases écrites au fil du temps, au rythme de la vie, au gré des tours, détours et retours de la pensée, nous parviennent – d’outre-tombe– comme un texte achevé dont la cohérence de fer, malgré toutes sortes de contradictions, semble presque miraculeuse. Ce qui l’est tout autant, c’est qu’avec trente ans d’avance, Muray voit naître le nouveau monde et ses fondations en forme d’oxymore : mort de Dieu et déploiement universel de la bondieuserie, minorités hargneuses et opprimées, culte de l’individu et haine de la singularité. Il s’amuse de voir une même société passer en quelques mois « de la protestation vertueuse en faveur de Rushdie, à l’indignation également vertueuse contre tout énoncé sexiste » (17 janvier 1990).
Page après page, Muray devient Muray…
Mort de la transcendance, mort de l’art, mort de la littérature, mort du sexe. Muray ne cesse jamais de payer sa dette – d’autant que, comme tous les artistes, il préfère les rivaux morts aux vivants. Cependant, composer l’oraison funèbre du monde ancien ne l’intéresse pas, ce qu’il veut, c’est baptiser le nouveau en forgeant les catégories et les concepts qui permettront de le penser.
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Page après page, Muray devient Muray, sa voix s’éclaircit, son écriture se trempe dans l’acide. La fin de l’Histoire pointe son nez, le Parti Dévot Global annonce l’Empire du Bien. Il fait son miel des célébrations du bicentenaire de 1789, rappelant le mot de Napoléon à Las Cases : « La Terreur, en France, a commencé le 4 août. » Tout en observant que cette Révolution qui lui inspire une franche aversion ne peut même plus être un objet de discussion : « Que signifie-t-elle, à l’époque où les scooters des mers tranchent les cous bien plus efficacement et joyeusement que la guillotine ? Comment s’enthousiasmer pour les sans-culottes quand les filles, sur les plages, se promènent sans slip ? » (20 août 1989) Fin 1989, il suit avec passion les événements de Roumanie et la fin télévisée des Ceausescu : « La Société de Pacotille médiatique a enfin trouvé son contraire hideux. L’avertissement que le Spectacle adresse à ses ennemis est clair : qui n’est pas avec nous est avec ces deux monstres condamnés par le sens de l’Histoire, et finira comme eux, un jour ou l’autre,
