Philippe Muray, tout au long de sa vie (ses vies ?), a collaboré à beaucoup de journaux très différents. De l’Art Press de Catherine Millet au Marianne de Jean-François Kahn ; en passant par L’Idiot International d’Edern-Allier et Le Figaro. Parmi ses collaborations les plus durables on peut signaler une chronique pré-apocalyptique destinée à la Revue des deux mondes, dans laquelle Muray a observé la comédie millénariste de l’avant 2000 et l’épanouissement d’homo festivus (textes jubilatoires repris en volume dans Après l’histoire) ; ainsi qu’une collaboration avec le quotidien régional La Montagne, pour lequel Muray a écrit – de 2001 à sa mort en 2006 – une chronique dominicale acide et souvent irrésistiblement drôle sur les bouffonneries langagières et les falsifications intellectuelles des modernes. Quand La Montagne propose à Muray d’écrire dans ses colonnes – et d’inaugurer une nouvelle rubrique « Chroniques du temps présent » – le journal auvergnat a déjà un passé littéraire prestigieux, marqué par la figure d’Alexandre Vialatte. S’il y a peu de rapport entre la férocité pamphlétaire de Muray et la poésie de l’absurde cultivée par Vialatte, les deux écrivains se retrouvent dans une certaine façon de répondre à l’époque – par le ricanement, voire le rire franc… Le groupe Centre-France La Montagne, avec la complicité des éditions Descartes & Cie, publie – pour fêter le début des grandes vacances, Paris-Plage, la pratique du pédalo et la canicule – un sympathique volume rassemblant un choix de trente-trois chroniques de Muray brassant l’essentiel de ses thématiques habituelles ; augmenté d’une préface de Jean Baudrillard et d’une postface de François Taillandier.
Le propos de Muray part souvent d’informations d’apparence mineures, d’anecdotes, de faits divers, et se déploie vers une réflexion beaucoup plus générale. Ce « coup d’œil » sur les choses du quotidien permet à Muray de dresser un portrait vivant et saisissant de l’époque. S’intéressant au phénomène de la téléréalité-télé-poubelle il écrit : « Il faut arrêter de calomnier les poubelles. C’est insupportable. » Terrible symbole de vacuité intellectuelle, la piscine de Loana fait sens : « Pour qu’il arrive quelque chose, il faut avoir des désirs et des manques. Les personnages du Loft ne sont pas en manque. Ce sont des suicidés à satiété. À côté de Loft Story, ce qui advient dans une poubelle c’est du Shakespeare, c’est du Balzac. Les poubelles ont une grandeur et une noirceur héritée des temps héroïques. On peut y crocheter des tas de trucs plus ou moins pathétiques ou avariés. » Plein de drôlerie, Muray constate que les « Pokémons multicolores » de la téléréalité ne sont plus des « êtres humains à l’ancienne », et peut-être même plus des vivants.
Dans un autre registre, Muray fustige l’europhilie dans plusieurs chroniques, dont Parlons franc dans laquelle il s’attaque (en 2001) au changement de monnaie. Une monnaie qu’il appelle non pas l’euro mais le zgloub. « Il y a quelque chose de foncièrement honnête, dans le cas du zgloub, à désigner d’un nouveau mot ce qui n’a plus aucun rapport avec les anciennes monnaies nationales ; et, plus généralement, à bien marquer par là que la zone zgloub n’a rien à voir avec l’ancienne Europe, ses déchirements, ses querelles religieuses, ses grandes conquêtes maritimes, ses découvertes scientifiques et son art incomparable ». Certaines chroniques tendent au poème en prose, comme la succulente Supprimons le crépuscule dans laquelle il propose aux modernes d’agir enfin contre ce moment de négativité absolue : « Le pessimisme n’est pas démocratique. Le crépuscule non plus. Qui oserait défendre le crépuscule ? Les chiens et loups, peut-être, entre lesquels il faut toujours, à ce moment-là, essayer de se faufiler, ce qui n’est gère commode. Les chauves-souris aussi, sans doute, ainsi que les papillons de nuit et quelques autres espèces comme la chouette de Minerve, le nyctalope, le noctambule, l’insomniaque, le vampire, le moustique et le tueur fou (…) Le crépuscule, en vérité, n’a que trop duré ». Mais si la fantaisie et l’aisance comique sont sensibles à chaque chronique, Muray aborde aussi des sujets aussi sérieux que la guerre en Irak, la croisade hygiéniste contre les fumeurs, les mensonges de Marie-Léonie, l’empire du Bien et ses bienveillantes attentions liberticides, etc. « L’époque qui commence – résume Muray – s’équilibre décidément entre adoration et persécution ; ou entre ferveur et criminalisation. Aux délices que procurent les emballements les plus fougueux se joignent les plaisirs de la traque et du harcèlement. » (Les ânes de garde)
Si l’essentiel des chroniques de ce Causes toujours a déjà été publiée dans la série des Exorcismes spirituels aux Belles Lettres, la bonne surprise de ce petit livre est la présence de textes encore inédits en volumes, de la fin 2005 à 2006. Un argument qui, à lui-seul, devrait convaincre l’amateur de Muray d’acquérir ce bréviaire joyeux et acide de l’antimodernité, qui est aussi un appel débridé à la liberté face aux nouvelles aliénations de l’hygiénisme en short, de la bien-pensance à roulettes, du festivisme généralisé, de l’Europe du zgloub, de la télévision, de la novlangue de progrès et de la censure de confort. Un autre argument devrait convaincre tout un chacun d’acheter Causes toujours : son format avantageux, qui permettra aux randonneurs de le glisser aisément dans leur sac à dos, et aux baigneurs de l’emporter à la plage. Et existe-t-il une expérience estivale plus revigorante que se nourrir de la prose de Muray assis sur un volcan auvergnat, sur un pédalo, au bord d’une piscine à vagues ou mieux, sur le sable fin, au milieu de notre terrifiant prochain : le touriste ?
Philippe Muray, Causes toujours, collection Chroniques du XXIe siècle, Descartes et Cie-La Montagne, 2013.
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