Causeur : À tort ou à raison, on vous a longtemps considéré comme le chef de file des « pédagos », c’est-à-dire, pour les défenseurs de l’école old school que nous sommes, l’un de ses principaux destructeurs. En tout cas, on assiste aujourd’hui à l’aboutissement des politiques que vous avez défendues, depuis « l’élève au centre du système » jusqu’au collège unique, la lutte contre les inégalités étant promue comme mission première de l’école… Assumez-vous cette paternité ?
Philippe Meirieu[1. Philippe Meirieu a été instituteur, professeur de collège, de lycée et de lycée professionnel ; il est aujourd’hui professeur des universités émérite en sciences de l’éducation. Parmi ses derniers ouvrages: Le plaisir d’apprendre (éditions Autrement), Pédagogie : des lieux communs aux concepts clés (ESF), Aider nos enfants à réussir, à l’école, dans leur vie, pour le monde (Bayard).]. Je refuse cette caricature qui ignore tout de mes travaux. « L’élève au centre du système », ce n’est pas l’abandon de l’exigence. C’est le refus de la facilité de ceux qui pensent que « peu importe que l’élève apprenne pourvu que le maître enseigne » ; c’est une manière de prendre le contre-pied de la pensée magique selon laquelle il suffit de « décréter l’élève et l’apprentissage », d’« arracher les croyances pour implanter les savoirs ». S’intéresser à ce que comprend, fait et s’approprie durablement l’élève, voilà l’essentiel. Accompagner l’élève pour qu’il se dépasse et progresse en étant fier de ses acquisitions, voilà ce que j’ai toujours proposé. C’est pourquoi je revendique la mise en place des travaux personnels encadrés (TPE), qui permettent d’aller jusqu’au bout d’une question, avec des approches relevant de plusieurs disciplines. Cela n’est pas là un ersatz de Mai 68, mais un héritage de la « pédagogie du chef-d’œuvre » des compagnons du Moyen Âge. J’ai toujours promu une pédagogie de l’excellence contre une pédagogie de l’élitisme, qui réserve l’excellence à quelques-uns.
Pourquoi supprimer ce qui apparaissait comme les filières d’excellence, alors ? Récemment, vous avez déclaré dans Challenges : « Les classes bilangues et les heures de latin profitent aux meilleurs élèves, souvent issus des milieux favorisés. Les supprimer ou les réduire pour augmenter les heures d’accompagnement personnalisé, qui diminue l’échec scolaire d’élèves souvent issus des familles défavorisées, est une mesure de justice sociale. » En quoi la suppression du latin et du grec constitue-t-elle une mesure de justice sociale ?
Il faut replacer mes propos dans leur contexte. Je crois que la réforme du collège s’inscrit dans une volonté de rééquilibrage des moyens pour aller vers plus de justice sociale. Je suis même partisan qu’on aille jusqu’au bout de ce qu’a évoqué la ministre : proportionner les moyens affectés aux établissements publics et privés (en y intégrant les salaires, bien entendu) aux difficultés sociales des élèves qui y sont scolarisés. Et ma position sur le latin et le grec n’a pas varié depuis 1989, lorsque je participais au Conseil national des programmes : tout élève de collège a le droit d’accéder à la culture gréco-latine, et il doit pouvoir le faire par l’apprentissage des langues elles-mêmes ou bien par celui de la littérature. C’est pourquoi j’aurais souhaité – bien plus que cela n’est fait aujourd’hui dans le cadre des « Enseignements pratiques interdisciplinaires » – qu’on systématise la découverte de cette culture, avec un horaire obligatoire pour tout élève, en langue ancienne ou dans des traductions.
« L’égalitarisme est condamnable quand il aboutit à un nivellement par le bas »
Quoi qu’il en soit, quarante ans de réformes égalitaires n’ont pas fait reculer les inégalités ni l’ignorance. Est-ce une bonne idée de sacrifier l’excellence au nom de l’égalité ?
Nous n’avons probablement pas la même définition de l’excellence. Pour moi l’excellence ne réside pas seulement dans les études classiques. On peut être excellent quand on est ferronnier, maçon ou boulanger. Le problème de la France, c’est d’avoir, depuis trop longtemps, limité l’excellence à un certain nombre de disciplines et de filières, et relégué les autres dans la médiocrité. Résultat : les Français ont intégré l’idée qu’il existe une superposition entre l’excellence et la hiérarchie sociale.
À moins qu’ils aient compris que l’égalitarisme n’est pas l’égalité, comme le laisse penser la révolte contre la réforme des collèges…
L’égalitarisme est condamnable quand il aboutit à un nivellement par le bas. L’ambition de l’école française – dans le cadre de la scolarité obligatoire – n’a jamais été de faire baisser le niveau, mais de permettre à toutes et tous d’accéder aux fondamentaux, sans nullement interdire à quiconque de compléter ces derniers… Pourquoi n’y parvenons-nous pas ? Parce que nous croyons que la démocratisation de l’accès entraîne mécaniquement la démocratisation de la réussite. Or, cela ne marche pas. C’est pourquoi j’ai travaillé sur la pédagogie différenciée qui multiplie les chemins d’accès aux savoirs sans jamais en rabattre sur les objectifs. Mais, dans les faits, je n’ai pas vraiment été entendu par une institution qui reste figée sur le vieux modèle, imposé par Guizot, de la classe d’élèves du même âge qui font tous la même chose en même temps.
Cela dit, il faut aussi repenser les contenus de manière plus audacieuse. Le socle commun de connaissances, de compétences et de culture constitue un progrès ; il faut aller plus loin, intégrer le droit dans la scolarité obligatoire – car, dans une société laïque, c’est le droit qui régit les rapports entre les hommes –, initier les élèves à la médecine pour qu’ils puissent résister au charlatanisme de certaines médecines nouvelles, développer l’expérimentation scientifique afin qu’ils comprennent la différence entre le « savoir » et le « croire », et, surtout, donner la priorité à la maîtrise de la langue écrite… Enfin, je souhaite qu’à la fin du collège on décerne un diplôme qui ait la même valeur symbolique et sociale que le certificat d’études autrefois.
Mais admettez-vous que le niveau baisse et que l’école est en crise ?
Oui, évidemment, en ce qui concerne l’entrée dans l’écrit. Je fais partie de ceux qui, depuis longtemps, déplorent la diminution du nombre d’heures de français à l’école primaire et, au-delà, le désintérêt pour la maîtrise de la langue. Et je découvre aujourd’hui, à l’université, des étudiants dont le français est…
Une catastrophe ?
Oui, il faut bien le dire, c’est assez catastrophique. Et ce n’est pas un problème d’accent circonflexe ![access capability= »lire_inedits »]
Donc, vous admettez qu’il y a une baisse du niveau ? D’où vient-elle ? N’a-t-elle pas été, sinon initiée, accélérée par les réformes successives ?
C’est un problème qui ne peut pas s’expliquer par un seul facteur. Il y a une évolution sociétale, qui ne concerne pas spécifiquement l’école mais affecte globalement le rapport à la norme. Je reçois des courriels de gens très importants, qui ont fait des études très difficiles, au cours desquelles ils ont appris l’orthographe d’une manière traditionnelle, et qui, pour autant, confondent les terminaisons « é » et « er », enfreignant ainsi la règle la plus simple de la langue française !
« Tout le monde est pour la mixité sociale à l’école, plutôt pour les enfants des autres »
Certes, mais cette difficulté avec la norme peut être soit encouragée, soit combattue par l’école. C’est plutôt l’encouragement qui a prévalu…
L’école est évidemment affectée par le fait que nous sommes devenus, comme dit Marcel Gauchet, « métaphysiquement démocrates » : nous considérons comme tyrannique toute norme que nous n’avons pas individuellement plébiscitée, a fortiori si elle nous demande un effort et va à l’encontre de nos intérêts individuels. Tous les Français veulent plus d’autorité mais adorent brûler les feux rouges… sous les yeux de leurs enfants ! Tout le monde est pour la mixité sociale à l’école, plutôt pour les enfants des autres. Nous sommes fondamentalement schizophrènes : nous avons, en même temps, la nostalgie d’une autorité normative et le désir de nous en exonérer. Cela ne peut pas ne pas contaminer nos propres enfants. Mais cela ne doit pas nous empêcher de mettre en place une pédagogie exigeante de l’entrée dans l’écrit. Et puis, interrogeons aussi le statut de l’écrit dans une société où triomphent le slogan, les petites phrases en politique, les brèves dans la presse et des diaporamas dans l’entreprise. Prenons-nous encore le temps d’écrire de vraies lettres ? Savons-nous montrer à nos enfants qu’accéder à l’écrit, c’est libérer sa mémoire, pouvoir se corriger, ne pas être enfermé dans l’immédiateté de la parole, etc. ?
Tout ce que vous dites plaiderait plutôt pour un maintien de l’enseignement du latin. Une langue morte, c’est l’archétype de la norme rigide et arbitraire…
Oui, le latin est, évidemment, une bonne formation linguistique. Mais la maîtrise du français est fondamentale et c’est là-dessus que notre effort doit porter tout au long de la scolarité. Pour cela, il faut évidemment que « l’écrit parle aux élèves » : c’est pourquoi je milite beaucoup pour que nous travaillions avec eux sur de grands textes qui renvoient à des invariants anthropologiques fondamentaux. Si l’école ne nourrit pas l’imaginaire des jeunes avec de beaux textes, il ne faut pas s’étonner que ceux-ci se nourrissent de la culture à bas prix que leur propose le marché.
Mais encore une fois, si la société renonce aux exigences de l’écrit, l’école doit-elle aller dans le même sens ?
L’école n’a évidemment pas à se caler sur la société ! Elle doit, au contraire, jouer ce que Postman a appelé un rôle thermostatique : dans une société de l’immédiateté, l’école doit promouvoir le sursis, le brouillon qu’on retravaille, l’exigence de précision et de justesse : tout ce qui permet d’accéder à la pensée.
Autre chose a été délégitimé au passage, dont l’école devait être le lieu : c’est la distinction méritocratique et la hiérarchie. Les résultats scolaires restent malgré tout un peu méritocratiques. Or pour ne pas faire de peine à des « publics qui changent », comme on dit dans le jargon de l’Éducation nationale, on simplifie l’orthographe, on réduit le niveau d’exigence…
Je ne crois pas du tout que le problème soit là… Le problème est dans le laxisme généralisé de notre système d’évaluation : un élève bâcle sa copie, on lui met 5/20 et on en reste là ! C’est scandaleux ! Il faudrait pouvoir lui expliquer en quoi son devoir est mauvais et lui donner les conseils nécessaires pour qu’il le refasse avec un meilleur résultat.
Vous êtes même favorable à l’abandon de la notation chiffrée. Est-ce au nom du fait que les mauvaises notes sont décourageantes ?
Non, c’est parce que, outre leur approximation, les notes permettent toutes les manipulations. Au pays de Descartes, qui peut prétendre sérieusement qu’un 13 en physique peut compenser un 7 en français et vice versa ? Cela encourage tous les calculs stratégiques chez nos élèves qui se comportent comme des consommateurs dans un supermarché, en choisissant leurs options. Je suis donc pour une évaluation par modules dans laquelle il faudrait acquérir tous les modules sans exception.
Bigre, donc vous êtes pour un système encore plus sévère que celui qui est en vigueur. Cela signifie-t-il que vous vous séparez, quand même, d’un certain nombre de vos héritiers, dont on dit qu’ils sont encore nombreux dans le cabinet de la ministre ?
J’ai eu des élèves et des étudiants, j’ai formé des enseignants… mais je n’ai jamais cherché à faire des héritiers, encore moins des clones ! C’aurait été un échec pour moi. Cela dit, vous ne pouvez pas empêcher quelqu’un de se revendiquer de vous approximativement… Ni vos adversaires de vous attaquer sans vous avoir lu ! J’ai souffert d’être caricaturé comme l’incarnation du laxisme alors que je me suis toujours battu pour une pédagogie de l’exigence.[/access]
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