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Philippe Jaccottet, sans faste et sans frime

Le poète Philippe Jaccottet est décédé en février



Suisse de langue française, poète à la fois célébré et secret, traducteur de Rilke, Homère et Musil, Philippe Jaccottet, 96 ans, est donc mort le 24 février dernier, à Grignan dans la Drôme. Le lire nous rend plus légers, plus silencieux et plus sages.


Toute sa vie, Jaccottet a répudié les superlatifs. Ni diva ni briseur d’assiettes, moins fêté que Zemmour ou Zidane, il nous a quittés en catimini, sans faste et sans frime – ça repose, et ça lui ressemble.

Son métier ? Avant d’écrire, avant même d’oser respirer, il observe. Jusqu’à se dissoudre dans une mystique du regard qui pousse le poète à deviner à chaque instant ce qui conspire sous le visible – ce qui par exemple fait de la pomme un astre immobile et d’une carafe obscure un minaret, en se souvenant de Cézanne et de Morandi. Jusqu’à devenir hermétique à soi – et « transparent à la lumière ».

S’ils sont dans le vrai, lui aussi !

J’aime tout de sa clarté, de ses scrupules, de ses repentirs – au sens artisanal. Et sa défiance pieuse, presque puritaine, envers les images. Ses sensations forment une algèbre. Rien d’amer, rien de flou – tout l’éloigne de la brume quoique sa rêverie d’initié, son tao qui n’est pas une doctrine, soit coupée d’Allemagne. Et d’Italie. Et de France – celle de du Bellay qui sent bon l’haleine des prés.

Une épitaphe ? Philippe Jaccottet (1925-2021). Un chaman du canton de Vaud émigré dans la Drôme. De tout ce que son œil élude, la connaissance intime lui demeure.

Car « le mystère, ce n’est pas l’invisible, c’est le visible », disait Oscar Wilde. Nul n’est plus éloigné que Jaccottet du symbolisme tapageur et des bravades d’Oscar – et il préfère de loin les « visions » d’un autre Irlandais, George William Russell alias « A.E. », l’ami de Yeats –, mais il me semble que sur ce point il ne l’aurait pas démenti : « Il se peut que la beauté naisse quand la limite et l’illimité deviennent visibles en même temps » (La Semaison : Carnets 1959-1974). Comme si le fétu, le grain de blé, le moindre atome contenait la totalité de l’univers in a nutshell – dans une coque de noix !

C’est d’abord cela, Jaccottet, un œil – un détecteur de fumée. Une faculté de sentir – et d’écouter. Rien d’une expérience religieuse, sinon celle d’un silence à quoi le poète fait écho sans vouloir à tout prix le remplir avec des mots. Il note : « Octobre. Ce soir, lumière dorée dans l’air froid. » Puis : « Voici que maintenant l’or vire au rose » ou encore avec un tact reçu du Japon : « Automne, choses voilées ». C’est tout ? Oui, ça suffit, pas besoin d’en rajouter. La mélancolie est déjà dans la feuille morte, et la solitude dans le flocon de neige.

Aucune parade, pas une once de vulgarité chez cet homme à la fois célébré et secret, sauvage et distingué, modeste et sûr de soi. Un écrivain que sa hauteur ne rend pas hautain, et qui ne cesse de méditer sur son travail d’abeille – son cheminement. Préférant les antres et les bois aux salons, Jaccottet se moque gentiment de Madame de Sévigné, un personnage qui fait la gloire des enseignes de café à Grignan (où il habite). Il avoue son peu de goût pour l’histoire, les péripéties, fussent-elles littéraires : « C’est la terre que j’aime, la puissance des heures qui changent, et par la fenêtre je vois à ce moment précis l’ombre de la nuit d’hiver qui absorbe les arbres, les jardins, les petites vignes, les rocs. »

Aucun effort, en apparence, Jaccottet écrit comme une barque dérive au fil de l’eau. À côté de son ami René Char, « aigle ravisseur », ombrageux et fier, Jaccottet semble toujours prêt à s’absenter de lui-même afin que son emprise sur les choses demeure légère, furtive, sinueuse, hésitante, instantanée, loyale. La toute première phrase de ses Carnets : « L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie. » Ça dit tout de sa quête.

Saint-John Perse qu’il admire de loin lui semble une conque marine qui résonne en vain dans un Parthénon désert. Et il soupire : « Je ne vois plus de monuments ni de peintures ; seulement des lueurs ou des éclairs. » Keats ? Byron ? Baudelaire même ! De beaux restes, des pots cassés, des vestiges – mais Leopardi et Hölderlin lui parlent encore à voix basse. Et son cher Ungaretti, cassant comme un os.

Sa fragilité est une garantie. Son incertitude est un don. Son humilité est un orgueil. Jaccottet ne décrit pas, il réitère, il continue, il prolonge. Ce qu’il voudrait ? Rivaliser avec un grillon dans la connaissance de l’herbe. Écrire du point de vue de l’ours ou de l’escargot. Pouvoir ignorer l’amour et les femmes dont il ne parle guère. N’effleurer que les contours de l’être pour mieux toucher le cœur des choses, d’où ce souhait dans l’allure d’une requête triomphale : « L’effacement soit ma façon de resplendir » ! (L’Ignorant, 1957).

Encore faut-il remuer ciel et terre, s’exercer longtemps jusqu’à tressaillir, les yeux rivés sur le dedans, comme un joueur d’échecs sur son damier ou un chasseur aux aguets, toujours prompt à déceler de l’infini dans l’infime. Dans la paume du vieillard : un crâne d’enfant. Dans le crapaud : une jeune fille. Et dans la gueule du loup : ce que vous voulez ! Tout est conte dans la nature.

Jaccottet parle, je le jure !, la langue des oiseaux et des serpents qui seuls se souviennent des dieux. Il ne nous rend pas plus gais, mais il nous rend plus légers, plus silencieux et plus sages. Seul l’arbre sait ce que signifie : ici. Seul le fleuve sait ce que signifie : là-bas. Entre l’arbre et le fleuve : ça, la poésie. Une leçon de choses – oubliée !

Je ne sais pourquoi, je l’ai toujours imaginé heureux – sombre mais heureux. Je crois qu’il n’a jamais menti. Entré vivant dans la collection de la Pléiade, chez Gallimard, Jaccottet est parti sans bruit, lui qui rêvait « d’être éternellement mortel », quelques jours à peine avant que soient publiés chez le même éditeur ses deux ultimes recueils : Le Dernier Livre de Madrigaux et La Clarté Notre-Dame. L’élégance même ! « Ainsi lié, je me délivre de l’hiver… » – son renom discret le protège dans la mort des secousses et des malentendus.



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est écrivain, essayiste et journaliste littéraire

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