De son enfance en Indochine, Philippe d’Hugues a gardé le souvenir heureux des colonies. Son indépendance d’esprit, il l’a forgée avec Alfred Sauvy et, à la tête de la Cinémathèque française puis du Palais de Tokyo, il a collectionné les amitiés du monde des arts et des lettres. Ses Mémoires intempestifs se lisent avec gourmandise.
Le Larousse donne d’« intempestif » la définition suivante: «Qui est fait à contretemps, se produit mal à propos, inconvenant. » Les synonymes sont déplacé, importun, indiscret ; et les contraires à propos, convenable, opportun.
Or, Philippe d’Hugues paraît tout à fait convenable et rien chez lui n’évoque un importun. Sa carrière ne signale pas une personnalité éruptive, et non plus une ambition insatisfaite : il a travaillé auprès d’Alfred Sauvy à l’Institut national d’études démographiques (INED), il a été administrateur de la Cinémathèque française et, enfin, administrateur général du Palais de Tokyo. Alors, intempestif ?
Il faut consulter l’étymologie, qui nous donne une clef latine : intempestivus, « hors de saison », c’est-à-dire hors de la mode. D’Hugues l’intempestif n’aura pas succombé au mal dominant, au virus très ancien d’une misère de l’esprit qui n’a pas fini de nous accabler : le conformisme.
Un colonial sans remords
Philippe d’Hugues a 91 ans. Le moment était venu, après tant d’ouvrages, d’articles, de missions accomplies, de mettre en ordre le passé, de le transmettre. Et c’est admirablement qu’il restitue le chaos du monde, ainsi que cette « affaire » collective et intime à la fois qu’est la France, ce « cher et vieux pays », comme disait le Général.
« Je ne consens ni à la repentance, ni aux remords, ni aux regrets. » Entretien avec Philippe d’Hugues Causeur. Votre franchise sur la colonisation apparaît à beaucoup comme une provocation. Philippe d’Hugues. Je sais bien que le langage que je tiens est inhabituel, mais je n’en changerai pas. Il traduit ma pensée, mon histoire familiale, ma propre évolution. Je ne consens ni à la repentance, ni aux remords, ni aux regrets. Je n’ai jamais déserté mon camp. Je ne pardonne pas à Emmanuel Macron d’avoir qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité ». Pierre Boutang a été un ami proche, Alfred Sauvy a été votre patron, vous admiriez Robert Bresson… Vous dites qu’ils ont été des génies. Dans leurs domaines respectifs, oui. Pour ce qui concerne Alfred Sauvy, injustement oublié, il est l’inventeur de la science démographique. Si les politiciens français connaissaient son œuvre, ils commettraient moins d’erreurs. Votre titre de Monsieur Cinéma vous a apporté gloire et fortune. J’ai en effet gagné 60 000 francs. J’ai acheté un appartement et, dans la rue, tout le monde me saluait. Un jour, j’ai pris ma place dans la queue, devant une boulangerie. Le patron, m’apercevant, m’a entraîné à l’intérieur : « On ne va tout de même pas faire attendre Monsieur Cinéma ! »Trois mois plus tard, je retombais dans l’anonymat. |
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On ne parle guère, dans la presse, à la radio, de cette somme sincère qu’il nous offre : voudrait-on négliger ce miroir, sous le prétexte qu’il ne reflète pas les traits de la doxa nationale ? Les gardiens du moralisme n’ont certes pas aimé le prologue, car l’auteur ne s’y avance pas masqué : « Je fus un petit colonial. Impossible de le nier. Et pourquoi le nier d’ailleurs ? En ce temps-là, le Vietnam s’appelait Indochine française, et ma ville natale, Saïgon (…). Impossible pour moi d’écrire le nom dont on l’a affublée, celui d’un agent du Kominterm, responsable des premiers assassinats politiques de Français dans les années vingt. Ce furent les seuls troubles de l’entre-deux-guerres, période bénie pour notre plus belle colonie où régna une paix ignorée auparavant et détruite par une guerre de trente ans. Vint ensuite la tyrannie marxiste, qui y sévit encore. »
Liberté de ton, liberté d’admiration
Cinéphile averti, Philippe d’Hugues remporte, en 1970, le titre de Monsieur Cinéma, du nom de l’émission imaginée et animée par Pierre Tchernia. Par la suite, ses fonctions importantes à la Cinémathèque française lui permettent de rencontrer des écrivains, des metteurs en scène, des acteurs (la couverture du tome I le montre en la gracieuse compagnie de Brigitte Bardot). Ils sont tous présents dans ces pages pleines d’anecdotes heureuses, cocasses, dépourvues de fiel, mais non d’esprit critique. Son inclination politique (quoiqu’il ne fut jamais encarté) ne lui a pas interdit d’apprécier des œuvres ou des individus de l’autre camp : ce « conservateur » reconnaît immédiatement l’originalité vraie des jeunes révolutionnaires de la Nouvelle Vague.
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C’est ainsi qu’on lit avec profit et bonheur ces Mémoires intempestifs : ils sont la contribution d’un homme à « l’édifice immense du souvenir [1] ».
À lire : Philippe d’Hugues, Ma vie et le cinéma : mémoires intempestifs, t.I 1931-1981, t.II 1981-2021 (préf. F. Vitoux), Via Romana, 2021.
[1].« Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. » Marcel Proust, Du Côté de chez Swann.
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