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Caubère et Daudet, la Provence à l’Œuvre

"Les Lettres de mon moulin" au Théâtre de l’Œuvre, à Paris


Caubère et Daudet, la Provence à l’Œuvre
Philippe Caubère © Sebastien Marchal

Seuls quelques comédiens peuvent tout incarner sur scène. Philippe Caubère est l’un d’eux, et il le prouve une nouvelle fois avec Les Lettres de mon moulin, d’Alphonse Daudet. Un classique populaire et régionaliste en costume d’époque, par les temps qui courent, il faut oser !


Au Théâtre de l’Œuvre, Philippe Caubère joue Alphonse Daudet, Les Lettres de mon moulin, en deux spectacles qu’il alterne chaque soir. Ces lettres, il les incarne, de la pointe des pieds jusqu’au bout du plus long de ses cheveux. Les lettres du moulin Saint-Pierre, à Fontvielle dans les Bouches-du-Rhône. 

Cette bonne vieille Provence catholique

Caubère et le Sud, c’est toute une histoire qui débute à Marseille où il naît en 1950. Sa première leçon de théâtre, il la prend lorsque son père l’emmène observer les poissonnières sur le vieux port. Acteur, il incarne cette ville qu’il admire en jouant le roman Marsiho (Marseille en occitan), du grand André Suarès, ou le marquis Castan de Venelles, dans La Femme du boulanger de Pagnol, aux côtés de Galabru. Encore au théâtre et avec Galabru qui joue Raimu, il est Pagnol dans Jules et Marcel. Au cinéma, il est à l’affiche de La Gloire de mon père et du Château de ma mère, adaptés par Yves Robert.

Daudet poussiéreux ? Non, puisqu’il vit devant nous, sautille, s’agite, chuchote, hurle, rit, souffre, nous tire les larmes des yeux et les rires de la bouche

Cette bonne vieille Provence catholique, où dans les villages passent les processions, où le dimanche la foule se rend à la grand’messe, où les gardians surveillent leur autre dieu de la belle Camargue – le taureau –, Caubère nous l’apporte aujourd’hui à Paris, avec ces lettres à qui l’acteur-magicien donne voix et chair. Il fait éclater toute la dimension philosophique et théâtrale de ces tragédies, petites par leur format mais immenses par leur humanité. Des tragédies provençales aux titres qui fleurent bon les chemins de la campagne occitane : « La Diligence de Beaucaire », « L’Arlésienne », « Le Curé de Cucugnan », « Les Deux Auberges » ou encore la fameuse « Chèvre de monsieur Seguin ». Quel plaisir de voir Caubère incarner cette chèvre avide de liberté, fût-ce au prix de sa vie, tel un torero. Cette pauvre chèvre Blanquette qui, après cette belle journée de liberté dans la montagne tant attendue, entend le loup… houhou… Monsieur Seguin l’avait pourtant avertie ! « Blanquette eut envie de revenir ; mais en se rappelant le pieu, la corde, la haie du clos, elle pensa que maintenant elle ne pouvait plus se faire à cette vie, et qu’il valait mieux rester. » Caubère joue la chèvre et joue le loup, tel un enfant ou tel un fou, gambade dans la montagne, envoie des coups de corne, bêle, montre les crocs, se lèche les babines. Cette tension – quasi sexuelle – entre le prédateur et sa proie nous est offerte sur ce plateau nu ! C’est un spectacle pour enfant. Pour les vrais enfants et pour celui qui est en chaque adulte. Dans sa préface à La Machine à écrire (1941), Cocteau a écrit que le public « est un enfant de douze ans qu’il importe d’atteindre par les rires ou par les larmes ».

Telle la chèvre de Monsieur Seguin dans la montagne, Caubère est libre sur scène, comme presque aucun acteur ne l’est plus. Libéré de l’artistiquement correct, du théâtre sérieux, chic et prétentieux. Et lui, le loup n’a pas encore réussi à le manger ! Il résiste, joue ce qui lui plaît. Daudet ! Les Lettres de mon moulin ! Franchement, il faut oser ! J’entends d’ici les lecteurs des Inrocks ou les abonnés du Théâtre de l’Odéon ! « Tu as vu que Caubère joue Les lettres de mon moulin ? Non mais là… Il fait n’importe quoi. J’aime bien Caubère mais là franchement… Daudet… qu’est-ce que c’est ringard. Et puis, Daudet… il était antisémite, non ? » Pourtant, des gens « bien comme il faut » ont dû le prévenir qu’il ne fallait pas faire ça ! Tout comme Monsieur Seguin avec Blanquette ! Mais pour notre plus grand bonheur, le génial acteur n’en a que faire. C’est même un grand « Merde ! » qu’il leur répond. Il est allé dans la montagne interdite avec joie. Au risque, non pas de sa vie, mais de sa réputation. Pire, il l’assume, le revendique ! « C’est un spectacle nostalgique, mélancolique », clame-t-il fièrement. Et – ô comble des horreurs – l’acteur est en costume d’époque, inspiré par les photographies d’Alphonse Daudet. Franchement, qu’il joue Daudet, passe encore, mais il aurait pu s’habiller en jean-baskets et se rouler dans la boue ! Non, Caubère nous fait voyager dans un autre temps, dans un autre monde, fait ce que le théâtre n’ose plus faire : nous divertir ! 

Un spectacle génial

Voilà que le comédien entre en scène, seul, et qu’il met tout son génie, toute sa technique, tout son savoir-faire au service du poète, à destination du public. Voilà que plus rien n’existe hors de ce trio magique. Voilà qu’il s’envole, prend possession des mots, ou qu’il est possédé par l’auteur, ou peut-être les deux à la fois. Daudet poussiéreux ? Non, puisqu’il vit devant nous, sautille, s’agite, chuchote, hurle, rit, souffre, nous tire les larmes des yeux et les rires de la bouche. Avec Caubère, comme à chaque fois, point de décors. Son corps qui se tord, qui danse et son visage qui grimace en font office. Il sait utiliser ce que le dieu du théâtre lui a donné. Son visage se fait masque changeant à désir. Sa voix se fait vent, bruit de portes ou de pas. Ses mains se font oreilles de loup. Du génie oui, mais aussi du travail. Un travail acharné, pour aller au bout des possibilités techniques d’un acteur. Nous avons ici affaire à l’un des derniers grands techniciens de ce métier qui utilise toute la palette de sa voix et de sa gestuelle. Il sait savamment composer ses personnages par des tours de passe-passe qu’il a ingénieusement élaborés, forgés, répétés. La salle s’éteint, la lumière se fait, l’acteur entre et la magie opère. On ne voit aucun fil, aucun truc. Daudet est là, accompagné de tous ses personnages, et nous sommes au moulin… « Un joli bois de pins tout étincelant de lumière dégringole devant moi jusqu’au bas de la côte. À l’horizon, les Alpilles découpent leurs crêtes fines… Pas de bruit… À peine, de loin en loin, un son de fifre, un courlis dans les lavandes, un grelot de mules sur la route… Tout ce beau paysage provençal ne vit que par la lumière. »

Vous l’avez compris, il faut aller voir Caubère à l’Œuvre !

Les Lettres de mon moulin, Théâtre de l’Œuvre, 55 rue de Clichy, 75009 Paris. Du mercredi au dimanche, jusqu’au 8 janvier.

Décembre 2021 - Causeur #96

Article extrait du Magazine Causeur



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est comédien.

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