Le style se décline dans le dessin de presse, l’automobile, mais aussi les tribunaux et les essais politiques, comme le prouve l’ancien avocat général Philippe Bilger, qui manie la langue comme personne.
Le style, ça ne s’explique pas, ça ne se théorise pas, ça s’exprime de façon sauvage et éclatante. Il y a les stylistes et les besogneux. Une injustice naturelle, impossible à admettre pour les tenants d’un égalitarisme forcené. C’est un coup de fouet dans l’air vicié. Une manière de se sentir vivant et totalement incompris, de créer sans l’aide d’un manuel technique, d’avancer sans fil à la patte. Notre époque déteste les esprits libres et frondeurs, ceux qui refusent de se soumettre aux modes absurdes et mortifères. Creuser inlassablement son sillon, ne pas y déroger, en s’attirant souvent les foudres de la critique, ne se prévaloir d’aucune coterie, résister dans sa solitude créatrice, voilà qui nous change des imposteurs et des opportunistes. Les stylistes sont des êtres étranges, l’unanimité les terrifie, le compromis insulte leur art. Ils fuient le conformisme intellectuel et esthétique, non par provocation calculée, seulement par asphyxie. Ils ne retournent pas leur veste au premier frimas de l’hiver. Ils restent debout quitte à payer le prix de l’infamie. Les stylistes ne s’épargnent pas, ne se trouvent aucune excuse a posteriori, ne se cachent pas derrière un quelconque paravent idéologique, ils prennent donc toujours très cher ! La société finit par les haïr ou très longtemps après leur disparition par les vénérer.
Chaval, artilleur suicidaire
Leur lucidité est inacceptable sur le moment. Les éditions Allia publient les Entretiens avec Chaval (1915-1968) de Pierre Ajame parus une première fois en 1976 dans une maquette très savamment illustrée. Un ouvrage au toucher soyeux à seulement 12 euros qui rehaussera une bibliothèque bien-pensante. Le dessinateur de presse virtuose qui a œuvré, entre autres, à Paris Match ou au Figaro y révèle tout son mal-être et son intransigeance farouche. Les réponses nettes à cet entretien oscillent entre la drôlerie désabusée et l’amertume assumée. On y voit surtout le coup de crayon de Chaval, net, incisif, mordant et poétique, il tranche sur la planche avec ses armes à lui : une misanthropie salvatrice et un regard oblique sur les événements les plus anodins. Le non-sens avait trouvé son maître. Face à un dessin de Chaval, notre ligne de pensée déraille, il modifie notre perception et le malaise s’infiltre. Il n’est pas de ces dessinateurs qui cajolent nos certitudes, Chaval nous secoue par sa violence stylistique et ses prémonitions morbides. Á l’aune des artistes actuels, pitres sordides, qui se répandent sur les réseaux sociaux, Chaval fait figure d’artilleur suicidaire. Il répond toujours avec une sincérité cataclysmique. « J’aimerais bien éprouver de l’intérêt pour les autres, pour ce qu’ils font. J’aimerais bien me délecter à voir les choses, à voir des films, à lire des livres, mais, la plupart du temps, cela m’ennuie » avoue-t-il, droit dans les yeux, à son intervieweur. Il se fout de la Guerre au Vietnam, des jeunes, des Prix sans dotation et qualifie Léo Ferré d’anarchiste en pantoufles. Il serait aujourd’hui interdit de colonnes.
Traction avant, DS et Deux chevaux
Dans un autre domaine, celui de la construction automobile, les stylistes ouvrent de nouveaux territoires d’expression. C’est ce qu’on apprend dans un beau livre qui vient de paraître aux éditions ETAI intitulé André Lefebvre, de la Voisin Laboratoire à la Citroën DS de Gijsbert-Paul Berk. Un passionnant portrait de cet ingénieur en chef (trop méconnu du grand public) à qui l’on doit successivement la Traction Avant en 1934, le TUB en 1939, les Type H et HY en 1947, la 2CV en 1948 et la DS en 1955. Lefebvre n’a pas seulement imaginé des autos révolutionnaires, il a transformé la route et ce qu’on appelle pompeusement aujourd’hui la mobilité heureuse. « Lefebvre voulait prouver que construire une voiture populaire en grande série et à traction avant était possible » avertit, l’auteur dès sa préface. Des documents d’archives inédits retracent cette épopée fantastique et incompréhensible à l’heure du Vélib’ et de la trottinette électrique sur le périph’.
Bilger, styliste des débats
Les stylistes se rencontrent aussi dans des univers convenus où les individualités sont pourtant confinées au silence. Philippe Bilger, figure médiatique, ex-haut magistrat au verbe délicat en a fait les frais durant sa carrière. Que vous aimiez ou non le personnage, son art oratoire ne laisse personne indifférent. Il a une manière enjôleuse de se délecter de chaque mot, une fluidité de la pensée devenue si rare sur les plateaux de télévision. Une musicalité presque envoûtante. Styliste des débats, il manie la langue française comme personne. Il en extrait tout son suc sous l’épais édredon des banalités. Son argumentation ressemble à un mouvement horloger à complication, une mécanique suisse implacable. Il y a du Paul Meurisse dans sa maîtrise du verbe, une volonté de convaincre son « adversaire » avec la raison et le panache. Bilger revient sur l’affaire du « Mur des cons » dans un essai tonique publié chez Albin Michel. L’homme y déploie un réquisitoire contre les bassesses de notre époque. Il fustige aussi « le triomphe des médiocres ». Á l’écrit ou à l’oral, dans l’auto ou sur les parquets, les stylistes sont plus que jamais une espèce à protéger.
Entretiens avec Chaval, Pierre Ajame – Allia
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André Lefebvre. De la Voisin Laboratoire à la Citroën DS, Gijsbert Paul Berk, ETAI.
Le mur des cons, Philippe Bilger, Albin Michel
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