Petit-fils d’immigrés juifs originaires d’Europe centrale, Philip Roth (1933-2018), génial et controversé, a – même mort – encore des choses à nous dire sur la littérature, le sexe et l’Amérique.
Causeur. Bonjour, Philip Roth.
Philippe Roth. Fichez-moi le camp ! Vous savez bien que je hais les journalistes.
Vous avez l’air en pleine forme !
Est-ce que ça vous regarde ?
On dirait que vous allez beaucoup mieux, non ?
Mourir est un remède infaillible contre l’imbécillité, la mauvaise humeur et la panne sexuelle, vous ne le saviez pas ? Vous devriez essayer…
N’êtes-vous pas un peu déprimé ?
Non, j’évite de fréquenter des Ashkénazes !…
Toutes mes misères – mes crises cardiaques, mon cancer, ma honte devant ce corps avili qui se faisait passer pour moi – ont disparu. Le corps, sujet sérieux, hein ! On sait que l’animal finira par trahir mais quand ?
Aujourd’hui, je m’en fous. Le chien enragé qui me visitait de ses crocs chaque nuit est dans sa niche. Vous n’allez pas me croire, j’ai arrêté le Lexomil – enfin presque, juste un ou deux pour le goût.
Mais non !
Mais si. Je mène une vie beaucoup plus saine ici. Moins de transes, de dérobades, de facéties, bon débarras ! Gym aquatique, vélo, prière – non, je plaisante.
Vous ne vous sentez pas trop seul ?
Ici, je n’ai que des amis : ce soir, je dîne avec Kafka, c’est l’homme le plus joyeux du monde. On partage la même vision comique de l’Amérique. Son humour me tue. Savez-vous que c’est un excellent nageur ?
Où est-on exactement ? Au Purgatoire ?…
Ce que je peux vous dire, c’est qu’on est bondés cette saison – à cause du Covid chez vous ! Pour le moment, je partage une chambre avec Gustave Flaubert, une crème d’homme, pas du tout le vieux grincheux qu’on m’avait dit – il a dans son armoire à pharmacie un calvados du tonnerre de Dieu.
Quoi, vous l’avez rencontré !
Qui ça, Dieu ? Euh, non ! pas encore. On est fâchés, vous savez. J’ai écrit des horreurs à son sujet. Ici, je n’en reviens pas, il se fait appeler Zeus, les mauvaises langues disent qu’il passe son temps à se déguiser en taureau ou en cygne. Pas facile de lui parler, d’autant que son anglais est assez approximatif et que, d’après Kafka, son yiddish est tout à fait insuffisant.

Et avec Flaubert, de quoi parlez-vous ?
De tout et de rien. Surtout de rien. Le vide, le néant, l’oubli, ça le passionne. Moi aussi. Hier encore, il me disait : « J’ai entrevu un état de l’âme supérieur à la vie, pour qui la gloire ne serait rien, et le bonheur même inutile. » Je ne suis pas aussi détaché que lui, je m’accroche encore à des chimères. Pourquoi n’ai-je pas obtenu le Nobel, bon sang ? J’en rêve encore, c’est idiot.
Quoi d’autre ?
Vous n’allez pas me croire, le vieil Homère est gay et il n’est pas du tout aveugle ! Je vous jure, je l’ai croisé à la plage l’autre jour, il jouait à la pétanque avec Onassis et Platon, en bermuda, un verre d’ouzo à la main ! Ah, ces Grecs ! Ils ont toujours su vivre. Ici, c’est un éternel été, ça change tout.
Tenez, Salinger par exemple. Ce vieux chameau est devenu d’un cool, je n’en reviens pas, toute sa paranoïa ancestrale l’a quitté. Ça reste un intello juif névrosé comme vous et moi, mais très zen, chemise tahitienne, tongs, Ray-Ban – je l’ai à peine reconnu.
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