Philip Mansel revient sur le règne passionnant de Louis XIV. Dans Roi du monde, il dresse un portrait aussi novateur que singulier du Roi-Soleil. Lucien Rabouille l’a lu pour nous.
Le titre de Roi du monde n’échut pas à Louis XIV mais à la dernière biographie qui lui est consacrée. En lisant son auteur, Philip Mansel, on comprend que les ambitions du Roi ont été plus éclatantes que ses réussites. Sévère par son antiphrase, l’auteur l’est aussi dans ses jugements. Louis XIV aspira bien à la monarchie universelle. L’ambition du grand Roy excéda cependant l’étendue de son génie – in fine celle de son empire.
Mansel est Anglais. Ajoutons qu’il est talentueux et caustique. Fidélité oblige, ses reproches convoquent parfois l’affectif. En protestant, il pleure l’édit de Nantes et la « tolérance » accordée aux huguenots français. Hypnotisé par Versailles, temple perpétuel à la gloire de son fondateur, il raconte avec délice l’art subtil de mener les hommes et observe leurs extravagances ; parfois leur écart au sens commun.
L’Anglais et le Roy
Déjà auteur d’une belle biographie du Prince de Ligne, on remarque avec bonheur qu’il n’a rien perdu de son style : classique et sérieux, il fourmille d’anecdotes et participe de la beauté du règne. La somme est ample, délayée comme une fine causerie aristocratique, tout anglaise dans ses rituels d’expression, son ironie et sa retenue. L’examen minutieux d’instants anodins, humains et royaux, dépaysera certains lecteurs français ; habitués au mépris dans lequel le genre biographique a longtemps été tenu par notre Université. Comme pour les démentir, ces qualités tiennent le texte éloigné de l’admiration béate ou de la critique tendancieuse. Et l’intelligence du propos lui autorise in fine l’ambivalence : admirable dans ses goûts et certains de ses choix, Louis XIV le fut aussi – et paradoxalement – dans ses erreurs et sa démesure. Le ton est étranger, comme son auteur, et même distancié alors que le dossier biographique est en France passionnel : avec F.Bluche faisant l’avocat passionné de la défense, D.Dessert le procureur sourcilleux et J.C Petitfils l’arbitre raisonné avec un opus admirable mais néanmoins admiratif.
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Pour éclairer ce phénomène, Mansel ne néglige ni l’intime ni la psychologie. On voit alors qu’une époque n’en fait pas une autre ; et l’élan vital de la couronne comme de la France louis-quarzienne surprennent. Enfant, son appétit vorace avait épuisé pas moins de huit nourrices. Chasseur et viandard, le roi est espiègle. Il « danse les folies d’Espagne jusqu’à l’épuisement ». Il travaille beaucoup, survit à la pression du pouvoir ou à une santé que dégrade l’infection des eaux stagnantes de Versailles ; plus tard remuées par le faste et les jets.
Si Versailles m’était compté…
Le château coûta et compta beaucoup. Peine perdue que le sage Colbert plaide « à maintes reprises auprès de lui, généralement en vain, pour qu’il fonde ses dépenses sur ses recettes plutôt que sur ses désirs. » Sur trois chapitres, l’auteur en détaille le faste sans en négliger l’utilité. Délaissant sa légende noire – la fameuse cage dorée d’une aristocratie « domestiquée » – Mansel en fait un instrument de prestige. Géopolitique d’abord, il jette un regard de diplomate assez neuf sur le joyau du patrimoine. Versailles fut « un hub » : ambassades du monde entier, merveilles d’Asie, du Maroc, des milliers de lettres qui partent et y arrivent chaque jour…
Dernière chance de renouvellement pour l’historiographie, l’approche internationale de Mansel est aussi une mode éditoriale vulgarisée par Patrick Boucheron. Pour y souscrire, l’auteur insiste sur l’étrange folie des grandeurs géopolitique qui saisit le Roy à partir de la décennie 1680. Malgré Colbert, malgré le bon sens, malgré les échecs et surtout aux frais de la princesse le Roi tente d’étendre son influence au Siam, en Asie, reçoit aussi des Marocains, s’implante en Amérique, se lie au grand Perse et surtout l’Empereur Ottoman avec lequel il défie Vienne et les Habsbourg. Les manœuvres échouent et lui aliènent même l’opinion catholique européenne qui ne s’amuse pas comme Molière avec Monsieur Jourdain de ses turqueries contre l’Autriche.
Il y eut bien des succès comme l’extension au nord et à l’est de frontières que nous avons faites naturelles car elles furent bien défendues (merci Vauban) ; mais ceux-là furent aussitôt suivis (et gâchés) par d’étranges offensives de mégalomanie.
Les turqueries du grand Roy
Fidèle et tenace, sans doute aveugle, la France s’isolait de ses alliés alors qu’il soutenait tous les canards boiteux d’Europe : la Bavière, la Suède ou la couronne des Stuarts en exil alors que Mazarin et Richelieu avaient construit un système d’alliance redoutable. Artiste, Louis avait beaucoup sacrifié de sa popularité au caprice. Il fallait que l’honneur fut sauf et la geste emphatique : « pour Louis XIV comme pour nombre de ses contemporains, la guerre n’avait peut-être pas d’autre objet qu’elle-même. » Et notre Roy d’ajouter : « la gloire n’est pas une maîtresse qu’on puisse négliger. »
De manière dramatique « il pâtit de son goût pour les apparences ». A Bruxelles, il ordonne « un beau feu » et la ville brûle. Le dégât du Palatinat sidère toute l’Europe. Laquelle se ligue pour empêcher Philippe V, son petit-fils, de monter sur le trône d’Espagne pendant la guerre qui devait décider de sa succession. Le continent semble triompher, alors que l’Etat manque de faire faillite, la France d’être envahie sans parler de la famine qui ampute son peuple amputé de deux millions d’âmes. Le tout pour une politique familiale assez éloignée des intérêts de la France, plus encore de l’esprit du temps. Dans le même temps, l’affrontement révèle les fragilités de l’État louis quatorzien incapable de mobiliser la richesse du pays quand l’Angleterre admit avec le parlement ses élites au cœur du pouvoir pour leur faire accepter l’effort de guerre. Au terme du règne, cette dernière comme l’Autriche sont installées dans un jeu européen que la France ne domine plus.
D’où vient alors que son nom inspire encore la gloire ? Pour répondre, Mansel change habilement d’échelle. Délaissant le macrocosme mondial, il revient au microcosme versaillais. Au plus près du Roi, il note qu’il fut jusqu’au bout admiré et craint. L’autorité qu’il inspirait ne fut pas seulement politique. Elle devient avec Mansel intime – presque secrète. Ce fut pour Louis une hygiène de vie. A tout moment, sa majesté l’exprime dans son portrait, son goût, son genre de vie, ses manières, son habitude ou même ses hochements de tête… Il dort peu, ne s’écoute jamais. Il sait aussi paraître. Même quand il est fiévreux, on remarque son énergie et sa force héroïque. Il voit aussi du pays, visite Nantes, Toulon, Dunkerque ou Saint-Jean-de-Luz. Tant de force impressionne et aussi séduit : « Sa chaleur, son charme, ses joies de vivre, que Saint Simon qualifiait de majesté et de grâce incomparables, renforçaient les pouvoirs sur lesquels la monarchie étaient assis ».
En 1709, au pire moment de la guerre et de l’hiver, Louis s’adresse à la nation. Le ton est pénitentiel, presque repentant. Les mots sonnent juste. La France se retrouve elle-même, écoute le Roy à son crépuscule et tend l’effort de guerre. Une paix honteuse est finalement évitée. Face à l’Europe coalisée, on salue le rebelle. On admire l’artiste. Et on s’incline aussi devant son biographe.
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