Joyeux anniversaire ! Pour ses 90 ans, Maître Boulez a reçu le gros Lego qui manquait à sa collection, cette Philharmonie de Paris qu’il me tardait d’inaugurer avec les copines le mercredi 14 janvier.
Remarquez bien qu’il n’ira pas. En tout cas pas pour diriger un orchestre. Le bateau a tellement tardé que Notre Maître a eu le temps de perdre sa légendaire santé et l’usage de ses yeux. Bien triste, tout ça. Quand il l’a commandée au Père Noël, il y a vingt ans, la Philharmonie était Ze salle de concert qui manquait à la planète. Maintenant que l’heure approche, plus personne n’en veut. Les ministres écoutent Rihanna et se cognent de la musique classique comme de leur premier cartable, la Mairie propose de jeter Mozart dans le canal pour coller à sa place la « musique actuelle » que lui vend YouTube.
Enfin la bâtisse va si mal qu’on lui cherche une mission, un destin qui la ferait incontestable. On ne cherche plus d’ailleurs. On trouve. Un beau, un grand destin qui mettra tout le monde d’accord, capitale et pays, droite et gauche. Un destin nommé public. Ou plutôt ce que les sociologues de l’art appellent « non-public ».
Le non-public, à ce que j’ai compris, c’est le public qui devrait être là et qui n’y est pas. On fait des expositions pour lui, et au lieu d’aller les voir il surfe sur la Toile. On tourne des films, et il regarde « Plus belle la vie ». On construit des Opéras populaires, et il va voir Johnny au Stade de France.
Jadis, le non-public se laissait choyer comme une victime. C’était le quidam trop jeune, trop féminin ou trop brun que le mâle blanc laissait à la porte. C’était l’amateur en chaise roulante qui ne pouvait pas monter les marches. C’était l’exclu à inclure.
Mais un jour on a compté. Alors on s’est aperçu que le non-public, c’était une masse de gens. Presque tout le monde, en fait. Un Français sur cinq est allé plus de trois fois au théâtre cette année ; donc quatre sur cinq, écrasante majorité, ne fréquentent pas leurs propres théâtres. Un sur quatre hante les salles de musique classique ; restent trois quarts de non-public à convaincre.
C’est l’argument de la Philharmonie. Un énorme bataillon de mélomanes qui s’ignorent habite des zones où on ne leur propose rien. Proposons, ils viendront. Une telle ruée me sature par avance les épinards de beurre, mais il faut que je vous avoue, cette simplicité m’interroge. C’est bien vrai, ça, que l’ouverture rataplan, pas trop chère et pas trop loin, vous remplit un auditorium de 2 400 places ? C’est bien vrai que la jeunesse de Pantin et du 9.3, reluquant le vaisseau spécial de Jean Nouvel, a inscrit Mozart sur sa playlist ?
Si oui, vivat, bravo, encore. Mais pour le moment tout ce que je vois, c’est la bobine des abonnés. Du public qui vient, qui aime ça, qui revient. À moi, dans les étages, il me le dit qu’il en a marre de se faire traiter d’élite. De se faire marcher dessus par son altesse le non-public. Pendant que les promoteurs de la Philharmonie vaticinent : sus aux rombières de Pleyel, laissez venir à nous les petits absents, qu’est-ce qu’on leur propose, aux présents ? Qu’est-ce qu’on leur promet ? À force de cirer les pompes au non-public, si nombreux en effet, au lieu de l’élargir, ne va-t-on pas nous le fâcher, mon public chéri ? Nous l’aliéner, le perdre ?
Le pourboire du public faisant grise mine mais celui du non-public n’ayant pas de mine du tout, la chose m’inquiète, figurez-vous.
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