D’aucuns me demandent si j’en ai pas ma dose de déchirer les tickets. Réponse : ben non. Deux fois non.
D’abord, dix ans qu’on déchire plus. On a même arrêté de scanner des codes-barres. On flashe. On flashe des codes carrés Datamatrix. C’est vexant d’obéir, mal en plus, aux ordres de machines hailletèques. Du coup c’est long, ça énerve le public qui poireaute. Mais parole de directeur, c’est secure.
Ensuite, un billet, code à part, ça en dit, des choses ! Prenez le concert du 28 novembre à la Philharmonie. L’Orchestre national de Russie joue Prokofiev, Chostakovitch et le Concerto pour piano de Scriabine. La petite porte côté jardin va s’ouvrir quand le chef Guennadi Rojdestvenski, star historique (l’adagio pour cordes au troisième acte du film 2001 : l’odyssée de l’espace, c’est déjà lui qui dirigeait), quand le chef donc jette un œil au ticket d’entrée où il y a marqué, en gras : Philharmonie – Grande salle Pierre Boulez / Russian National Orchestra, et dessous en maigre : Mikhail Pletnev, piano. Pas de Rojdestvenski sur le ticket ! Ledit grille un fusible, défait son nœud pap. Pas mon nom sur le ticket ? Good bye et s’en va.
Notre public d’amour n’a pas tout perdu : Mikhail Pletnev, le pianiste, qui est aussi chef à ses heures, a pris sa place et c’était fameux. Mais le culot de la star ![access capability= »lire_inedits »] On se demande s’il faut incriminer son âge. Ou l’idée qu’il se fait de soi-même (paraît qu’ado, Prokofiev en personne l’aurait traité de « supergénie »). Ou plutôt la boursoufle post-perestroïka de l’ego russe brimé pendant trois quarts de siècle. Ou le complexe du Maestro – vous savez, ces gars qu’on appelle Maître depuis le conservatoire et qui, voyant Toscanini à la télé, se sont dit : Plus près de toi mon Dieu, il n’y a que Moi. Moi le savoir, Moi le pouvoir, Moi le tyran sacré, Moi le chef d’orchestre.
Fini tout ça. Le chef New Age est devenu démocrate. Il parle gentiment, respecte l’heure de la pause et aime les gens. Il ne fait pas peur, on l’appelle par son prénom, c’est mon pote le chef. Sauf ce soir. À 85 berges, le camarade Rojdestvenski s’en cogne du nouveau régime. Maestro c’est maestro. Privé de ticket ? Do svidania !
Il est petit, celui qui se perche sur la vanité (proverbe). Mais je vais vous dire : je le comprends. Si encore on n’avait qu’oublié son nom. Or point. Il y avait bien le nom d’un chef d’orchestre écrit sur le ticket – sur chaque ticket depuis le 26 octobre. Grande salle Pierre Boulez. Rojdestvenski a dû se croire confondu. Grande salle Pierre Boulez ! Tous les jours, à la Philharmonie, c’est un peu Pierre Boulez qui dirige. Grande salle Pierre Boulez ! Et quelle autre salle que la grande pouvait s’appeler Pierre Boulez ? En hommage au disparu, la « grande salle » devient « salle Pierre Boulez ». Pas les deux ! Comment d’un simple adjectif nos inépuisables managers vous changent l’artiste regretté en précieux ridicule.
Lundi 28 novembre, le maestro qui a connu Staline et Chostakovitch s’est trouvé petit. Plus petit que le pianiste. Plus petit que la grande salle et ses morts. Ça l’a chagriné, il nous l’a jouée Toscanini furioso. Chef, quoi. Mais pas chef de l’orchestre. Chef du ticket. En entendant claquer la porte de la Philharmonie et l’orchestre jouer si bien sans lui, on se disait, mélancolique : tout ça pour ça. C’est peu de chose, chef. [/access]
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