Voilà un homme qui était mort à Noël. Mort politiquement s’entend. Annoncé partout comme battu et archi-battu, voire ridiculisé, aux futures élections générales qui doivent se tenir en Grande-Bretagne le 6 mai prochain (la date n’est toujours pas officielle), Gordon Brown ne fait certes pas encore figure de phénix, mais il revient de loin. De l’enfer pour tout dire. A vous faire passer les sauterelles, ténèbres et autres fléaux d’Egypte pour d’aimables amuse-gueule. Personne n’ignore que le royaume traverse depuis quelques mois une série de catastrophes épouvantables dont une seule aurait du suffire à le balayer. De quoi l’autoriser à rentrer définitivement chez lui, en Ecosse, disserter des mérites de l’introduction des baguettes magiques dans la vie politique et économique britannique avec sa grande amie, l’écrivain JK Rowling.
D’ailleurs, quand Nicolas Sarkozy a le blues il pense à Gordon et retrouve un moral de vainqueur. De l’autre côté de la Manche, c’est bien pire.
Le fantôme du black Thursday
Excusez du peu. Une crise financière puis économique sans précédent, le système bancaire à l’agonie et les trois principales banques du pays, RBS, HBoS et la très mythique Lloyds, au bord de la faillite. Pour Brown, les solutions ressemblaient à un très mauvais remake de « Charybde and Scylla are back », soit il laissait couler la banque anglaise et c’était black thursday again, dépôts de bilan et clés sous la porte en chaîne, soit il injectait immédiatement des sommes colossales en nationalisant les moribondes. Pour 37 milliards de livres, il a sauvé les épargnants et les entreprises, mais mis durablement le budget national sur la paille. Les pires conditions pour intervenir ensuite et tenter de redresser une économie très… secouée.
Le scandale des notes de frais
Seconde calamité, l’interminable scandale des dépenses et notes de frais des parlementaires ou expensesgate qui empoisonne depuis l’été la vie politique britannique. Ils n’en mourront pas tous, mais tous ou presque seront frappés. Enfin la moitié. 360 MP’s ont été pris la main dans le pot de confiture jusqu’au poignet. Seuls quatre sont actuellement mis en examen, mais combien de têtes tomberont-elles encore au pays de Jacques the first et Jacques the second, célèbres raccourcis de l’histoire locale ? On pourra toujours arguer que les députés, qui ne touchent qu’un très maigre salaire et sont censés œuvrer uniquement par amour du bien public et de l’Angleterre trouvaient ça et là de justes et juteuses compensations, il n’empêche, l’absence de réaction du Prime Minister en a choqué plus d’un. Dans une atmosphère de lynchage médiatique comme seule la presse du Royaume-Uni sait en orchestrer, le Speaker Michael Martin (président de la chambre des Communes) a démissionné en catastrophe (fait unique depuis 1695 !), pendant que le Daily Telegraph déchaîné rappelait qu’en juillet 2008, Gordon Brown avait donné son feu vert aux députés du Labour pour rejeter toute réforme des dépenses… On aurait difficilement fait plus maladroit. Le Britannique est bon citoyen, mais trop, c’est trop, beaucoup d’électeurs affichent leur intention de voter avec leurs pieds si le système politique dans son ensemble n’est pas réformé d’urgence. Le divorce avec le Parlement, dont Brown est l’émanation immédiate, semble bien profond.
La guerre d’Irak sur le grill
Enfin, last but not least, la commission parlementaire Chilcot, chargée d’enquêter sur la participation britannique au conflit irakien, ne se refuse aucun petit plaisir et auditionne méthodiquement l’un après l’autre tous les ténors du Labour, les big beats, ceux qui, Mendelson et Blair en tête, ont de près ou de loin participé à l’engagement militaire aux côtés des Américains. Engagement qui, d’année en année, coûte la vie d’un boy par semaine. Pour que cesse la terrible litanie reprise jusqu’à l’écoeurement par les tabloïds qui ont ici valeur de bible populaire, les Anglais sont prêts à tout et surtout à accuser. « Simple » ministre des Finances en 2003 et donc loin des premières lignes, plutôt discret sur le conflit, Brown pouvait raisonnablement espérer tirer parti d’un profil bas (c’est peu dire qu’on ne l’a pas beaucoup entendu quand des controverses ont fait rage sur le sous équipement des soldats de sa Gracieuse) et d’une audition reportée à l’après-élections… Las, jouant décidément d’une malchance calamiteuse, sa lettre de condoléance adressée à la mère du deuxième classe Jamie James se révèle bourrée de fautes d’orthographe et quasiment illisible. Sommé de s’expliquer, le Premier ministre avoue en bredouillant confondre depuis le primaire le script et l’italique. No comment…
Des renforts inattendus
Non, rien de rien ne lui est épargné. Sans programme, sans chef charismatique, presque sans combat et sans combattant, les conservateurs étaient assurés de reprendre le pouvoir confisqué par Tony Blair en 1997. La cause était entendue et les chancelleries déjà au travail avec leur shadow cabinet et les députés tories. Il leur suffisait de faire acte de présence et de sourire sur la photo. C’était sans compter trois alliés de dernière minute des plus inattendus qui, s’ils n’ont pas inversé la tendance, permettent à Brown de souffler et même de réduire l’avantage de ses challengers à 7 points, quand ils en ont comptés plus de 20.
L’ectoplasmique candidat tory
Le premier de ces soutiens est involontaire. Tous ceux qui ont suivi la poussive campagne depuis ses débuts savent combien l’ectoplasmique David Cameron (candidat au 10 Downing street, totalement inconnu en France, et pour cause) manque de charisme et d’idées. Sa fade prestation au congrès annuel de son parti a laissé tous les observateurs sur leur faim. Inquiétant pour un futur chef de gouvernement. « Les conservateurs se disent prêts à prendre le pouvoir ? On ne s’en douterait guère » assène sèchement le Financial Times. À un pays exsangue, saigné à blanc par une dette publique de 178 milliards de livres, ils ont promis des réductions immédiates et importantes des dépenses publiques… en se gardant bien de préciser lesquelles, juste avant de tourner casaque et de changer d’avis devant la timide reprise économique… Tout en maintenant, comme leurs adversaires travaillistes et libéraux-démocrates, le principe d’une consolidation budgétaire. Comme sur l’Europe. Farouchement anti-européen en bon conservateur qui se respecte, Cameron avait promis un référendum sur le traité de Lisbonne avant de se rétracter après le « oui » irlandais et la ratification tchèque. Même chose sur le mariage gay. L’impression de confusion et de non-préparation s’accentue avec les semaines. Les sondages indiquent désormais que les électeurs ne font pas plus confiance aux conservateurs qu’aux travaillistes pour mettre fin à la récession. Notons qu’il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier entre les programmes économiques des trois formations… Dans les rédactions, de mauvaises langues murmurent que les conservateurs ne seraient pas totalement bouleversés à la perspective de laisser leurs adversaires gérer la crise pour récupérer une situation assainie, d’autant qu’il semble certain qu’aucune majorité ne se dégagera des urnes, contrairement à la tradition politique britannique où un parti unique prend en main le pays dès le lendemain de l’élection. À 38% contre 31%, on est effectivement loin du compte. Un gouvernement de coalition, voire minoritaire, chargé de rétablir l’équilibre budgétaire dans une situation économique très compromise, vivra l’enfer.
Ralliement de Blair, l’ex-Villepin de Brown
Le second allié est beaucoup plus inattendu. Le flamboyant Tony Blair soi-même, éternel rival de Brown au Labour et candidat déçu à la présidence de l’Union. Les relations orageuses, voire pires, entre les deux hommes ne sont un secret pour personne. Pour obliger Blair à lui abandonner le pouvoir à mi-parcours comme il l’avait promis, Gordon Brown a sapé son autorité jour après jour, tandis que Blair mijotait fourbement de le destituer de son poste de chancelier de l’échiquier (ou ministre des Finances). Sans compter les trois tentatives de putsch en deux ans menées par ses anciens ministres ou proches au Labour, dont personne n’ose prétendre qu’il s’agit de coïncidences. La version britannique de Sarkozy vs Villepin. À cette différence près que lorsque l’heure est grave, on se serre les coudes pour regarder l’ennemi droit dans les yeux. Mais comme disent les Brits, deux Anglais s’ajoutent, là où deux Français se divisent… Attendu par tous comme au coin d’un bois, Tony le magnifique a parfaitement négocié son audition parlementaire. Devant un parterre de députés et de journalistes médusés, il a magistralement retourné un auditoire sceptique sur cette base plutôt simple, la fin justifie les moyens. Théâtral à souhait, la main sur le cœur et les yeux humides, la bête politique qu’est Tony Blair a une fois de plus mis tout le monde dans sa poche, avec son petit mouchoir par-dessus. Le sens du « my friend Tony Blair » délivré par Gordon Brown à l’issue du show n’a échappé à personne. Il ressemble fort à un adoubement. Qu’on se le dise, Tony is back and he’s hungry, Gordon a besoin de lui pour rapatrier les votes des électeurs flottants de la middle class qui avaient tendance à déserter… Que fera t-il de lui en cas de succès ? On se plait à penser qu’il a dû envisager, même très fugitivement, un bail de longue durée à la Tour de Londres…
Paris et Berlin votent travailliste
Le troisième allié compte double. Et très lourd. Les chancelleries de France et d’Allemagne ont discrètement, mais efficacement, fait savoir qu’Angela Merkel et Nicolas Sarkozy votaient Brown. Bien qu’il soit diplomatiquement exclu, pour eux, de le soutenir officiellement, de petits gestes affectueux d’encouragement amical pourraient venir ponctuer la campagne de celui qui est considéré comme le plus européen des candidats. En Europe, qu’on se le dise, c’est le TSC. Tout sauf Cameron, celui qui avec ses 26 camarades de jeu a claqué à Strasbourg la porte du PPE et des droites modérées pour l’EC, les « réformateurs et conservateurs européens » qui concentrent la crème de la crème des europhobes, des inénarrables jumeaux Kaczynski aux indépendantistes flamands en passant par un délicieux Letton fascisant. Même si le New Labour a depuis longtemps retiré la lutte des classes de son programme, ce soutien discret mais réel de chefs d’Etat classés à droite a un petit goût paradoxal. David appréciera.
Un débat télévisé : shocking !
Voilà qui ne contribuera pas à le rassurer. Jour après jour, la tension monte, on sent les tories nerveux. L’élection dans un fauteuil risque d’être plus difficile que prévue. Reste le débat télévisé. Pour la première fois de leur histoire, les médias britanniques ont enfin accepté de retransmettre un débat, procédé qui leur paraissait jusqu’à présent du dernier vulgaire. L’empoignade en public, très peu pour eux, so shocking. Mais les hommes ou femmes politiques britanniques n’ayant pas pour habitude de se prétendre très, très en colère toutes les cinq minutes en secouant leurs cheveux dans tous les sens, ou de se rappeler au calme avec un sourire sardonique, il est peu probable que ledit débat dérape. Au contraire, c’est plutôt l’engourdissement progressif, l’hibernation léthargique qui menace le téléspectateur. Chacun dans son genre, l’un transparent, l’autre bougon, Cameron et Brown ne sont pas des monstres de communication et le débat risque fort de s’assoupir tranquillement.
L’opposition paraissant condamnée aux propositions abracadabrantesques et aux polémiques stériles, les dernières en date sur les statistiques des crimes violents ou l’introduction de démocratie directe plébiscitaire ont tourné court, Gordon Brown semble tenir son destin entre ses mains. Le rugueux Ecossais qui a appris l’austérité d’un père prêtre, n’est jamais si bon que dans l’adversité et les défis impossibles. Ni les tragédies personnelles (il a perdu une petite fille), ni un partenaire très brillant et très envahissant, ni une crise bancaire exceptionnelle, ne l’ont arrêté. Il y a du bulldozer dans cet homme-là. Il bouge encore. Certes, on se dit qu’il va perdre ces élections, à moins qu’Harry Potter ne vienne à la toute ultime seconde lui souffler quelque secret magique. Mais faites-lui confiance pour vendre sa peau très chèrement. So, wait and see.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !