Devant le manque d’humanité de certains praticiens, on peut légitimement répondre positivement à cette question…
Une amie m’a rapporté une scène qui s’est déroulée il y a peu dans le cabinet de son médecin.
Elle avait convaincu son fils, déprimé depuis quelques mois, de consulter au moins un généraliste. Depuis deux ans, on observe une inquiétante recrudescence des syndromes anxio-dépressifs chez les jeunes. Ils sont pourtant presque assurés d’obtenir leur baccalauréat ! Mais il est vrai qu’en cette période souvent incertaine et troublante de la jeunesse, se trouver face à un monde où l’on se cloître, où l’on vante la “distanciation sociale” en masquant son visage, sans compter le soupçon permanent d’une masculinité toxique, d’une blanchitude coupable, et la chronique d’un cataclysme écologique annoncé, ce n’est pas tellement roboratif.
Moulinette standardisée
Depuis la salle d’attente, on entendait la secrétaire qui répondait au téléphone, pour refuser un rendez-vous aux malades dont le test covid était positif, et leur conseiller aimablement un petit doliprane en attendant une éventuelle aggravation. La prise en charge de cette maladie a vraiment bien progressé depuis deux ans ; on sent qu’on est vraiment entrés dans le XXIème siècle…
Le praticien était une remplaçante ; c’était donc une toute première rencontre. Le jeune patient a exposé brièvement ce qui l’amenait – manque d’appétit, manque de motivation, fatigue. Aussitôt, le médecin a pris les choses en mains : il a ouvert une nouvelle page sur son ordinateur et a soumis le jeune homme au feu d’un questionnaire : Est-ce que tu manges ? Est-ce que tu dors ? Depuis quand ? Le jeune homme répondait par monosyllabes. Les questions s’enchaînaient d’un ton neutre, sans entrer dans les détails, et le médecin revenait chaque fois à son écran, pour traduire les monosyllabes en chiffres : 0, 1, 2, 3. Est-ce que tu as des idées suicidaires ? Est-ce que tu as un scénario ? Et alors, pourquoi tu ne te suicides pas ?
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Ici mon amie n’a pu réprimer un sanglot. Le médecin lui a jeté un regard sourcilleux avant de reprendre son interrogatoire. Tout le temps de la consultation, pas un sourire n’a éclairé ses yeux ; le reste de son visage était de toute façon dissimulé par le masque. A la fin, il a prescrit un antidépresseur, et comme la mère exprimait timidement quelques questions au sujet du traitement, il a répondu : “Votre fils a dix-huit ans dans trois mois : ce n’est pas à vous de décider”.
Qu’importe si les parents n’avaient de fait aucune intention de s’opposer despotiquement à leur fils, pourvu que sa décision de prendre un traitement fût vraiment éclairée et opportune ? Que pèsent dix-huit années de soins, de rires, de discussions, après cinq minutes de moulinette standardisée ? La réponse est simple : rien.
Demain, tous en thérapie
Il faut le reconnaître, toutes les questions posées avaient leur intérêt. Mais, comment dire ? Il y a l’art et la manière ; et bien d’autres points – les habitudes, les loisirs, les goûts, les amis, la famille, les projets d’avenir, les souvenirs, tout ce qui nous attache en effet à la vie – ne furent simplement pas abordés, ou au mieux méchamment bâclés. Il fut un temps où les médecins ne soumettaient pas leur malade à un interrogatoire standardisé mais, plus simplement, discutaient avec lui. Ils savaient faire preuve d’un minimum de délicatesse lorsqu’ils abordaient un sujet sensible. Ils manifestaient un peu de bonhomie, de sollicitude, plaisantaient parfois pour détendre l’atmosphère. Ils cherchaient à vous connaître à travers un dialogue qui laissait place à la spontanéité, à l’inattendu ; ils estimaient, même, que leur diagnostic n’en serait que plus juste et leur ordonnance mieux adaptée. Ils donnaient des conseils de bon sens, ils rassuraient, réconfortaient, dans l’idée que le traitement n’en serait que plus efficace. Bref, ils étaient humains. Depuis Hippocrate et Galien, en passant par Joubert ou Rabelais, on a observé l’importance décisive de l’action psychologique dans la guérison, et toutes les recherches contemporaines n’ont fait que la confirmer. D’ailleurs bien des médicaments n’ont en définitive qu’une efficacité très modérément supérieure au simple placebo, ce qui prouve à quel point la confiance en son médecin est en elle-même thérapeutique. En cas de souffrance morale, on peut supposer que la relation avec le patient est encore plus essentielle.
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Mais aujourd’hui, finis, les hommes de l’art. Notre brave praticien n’a fait que suivre en toute bonne conscience la divine Procédure, celle qu’on enseigne désormais dans tous les manuels. Une question, une réponse, question suivante. Score, protocole. Pas d’erreur possible. Douze minutes chrono.
A la fin de la consultation, le morticole a imprimé avec l’ordonnance le fameux questionnaire, avec ses petites cases et ses petits chiffres. A la question “Est-ce que tu te préoccupes de ta santé ?”, le jeune homme avait hésité avant de répondre, laconiquement : “un peu”. Cela lui a valu un score de 2 dans la case “hypocondrie”. Apparemment, si l’on se morfond et qu’on en perd l’appétit, il y a de quoi prendre des antidépresseurs, mais pas de quoi s’inquiéter le moins du monde de son état. Au royaume de la procédure, on ne s’embarrasse pas plus de raisonnement logique que de chaleur humaine. Alors oui : si c’est cela la nouvelle génération de médecins, on doit pouvoir les remplacer sans difficulté par des robots.
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