Propos recueillis par Elisabeth Lévy, Isabelle Marchandier, Gil Mihaely
Gil Mihaely. Très vite après le début des combats en Libye, la presse française et internationale parle de massacres de civils par les forces kadhafistes. Mais ni la presse, ni les insurgés n’en ont fourni de preuves tangibles. Ces massacres ont-ils eu lieu ?[access capability= »lire_inedits »]
Bernard-Henri Lévy. Qu’appelez-vous une preuve tangible ? Les avions de chasse mitraillant, en piqué, des manifestants désarmés à Tripoli, est-ce que ce n’est pas une preuve tangible ? Et les 640 morts que dénombrait, dès le 23 février, c’est-à-dire dès le tout début de la répression, la Fédération internationale des droits de l’homme ? Et, ensuite, le témoignage de ces médecins de Misrata racontant, avec sobriété et dignité, les miliciens venant achever les blessés sur leur lit d’hôpital ? Tout ça, c’est des preuves tangibles.
Élisabeth Lévy. Permettez-moi de préciser la question de Gil. N’a-t-on pas cherché à mobiliser les opinions en leur laissant penser qu’un quasi-génocide était en cours, autrement dit, sinon en mentant, du moins en exagérant la réalité ?
BHL : Qui est ce « on » qui aurait « menti », ou exagéré », ou « cherché » à mobiliser les opinions ? Il y a, encore une fois, ce que l’on savait et qui avait déjà été accompli : les 640 morts des premiers jours, plus d’autres dont je ne connais personnellement pas le chiffre. Et puis il y a ce que Kadhafi avait annoncé dans ce fameux premier discours où il avait menacé d’une répression « semblable à Tien an-Men » qui irait « purger » les villes rebelles « maison par maison ». Je n’ai, personnellement, jamais prononcé le mot de « génocide ». Mais la perspective de cette purge, puis celle des « rivières de sang » évoquée par le fils préféré du Guide, m’ont semblé assez redoutables pour appeler une mobilisation d’urgence.
GM. Si je vous comprends bien, la mise en œuvre du « devoir de protection » était moins justifiée par des faits réels que par des événements éventuels ?
BHL : Vous pouvez dire les choses comme ça, si vous y tenez. Et il est vrai que, quand on a affaire à un dictateur fou, agissant avec une détermination perverse et méthodique, qui a toujours fait ce qu’il avait dit qu’il allait faire, il vaut mieux agir tant qu’il n’est pas trop tard plutôt qu’arriver pour enterrer les morts. Pendant quarante ans, la communauté internationale a tenu compte, à juste titre, des menaces de Kadhafi. Elle s’est prémunie, légitimement, contre sa folie. Et maintenant qu’il annonce son intention de retourner contre son peuple cette arme terroriste dont nous sommes payés pour savoir qu’il la manie en expert, on s’en laverait les mains ? Allons…
GM. Dans ces conditions, ne faudrait-il pas immédiatement faire jouer le « devoir de protection » en faveur des Syriens ?
BHL : Ne faîtes pas semblant de ne pas comprendre. Et ne me faites pas plus dogmatique que je ne le suis. Si le royaume des fins était de ce monde, oui, il faudrait agir en Syrie, et très vite, et très certainement ailleurs. Mais vous savez bien que ce n’est pas possible. Et qu’en politique l’idéal est un horizon qui doit être mis en balance avec les aléas et contingences à l’œuvre dans les affaires de ce monde et leurs circonstances. Tel acteur est là à tel moment et pas à tel autre. Telle brèche s’ouvre là, pas ici. C’est ainsi.
ÉL. En clair auriez-vous été requis « là et maintenant » par le hasard de vos rencontres plutôt que par la spécificité de la situation libyenne ?
BHL : Les deux, bien sûr. Je ne suis pas allé demander à Sarkozy d’intervenir à Madagascar ! Mais ce qui est vrai c’est que, la Libye étant ce qu’elle est, la situation y tournant au cauchemar que nous savons et Kadhafi ayant prononcé les discours que je viens de vous dire, il y a une série de hasards qui se sont, un peu miraculeusement, conjugués. Le fait que je me sois trouvé en Egypte au moment où la répression a commencé. Le fait que j’aie eu l’idée, à Benghazi, d’appeler le standard de l’Elysée et de demander à parler à un Président auquel tant de choses m’opposent. Le fait qu’il m’ait écouté. Le fait qu’il ait eu, au même moment, l’oreille de la Ligue arabe. Etc. Hasard, donc, d’accord. Mais sur fond de nécessité.
GM. Je vois bien le hasard. Mais la nécessité ?
BHL : Eh bien appelons ça la dissuasion. Ou la contamination vertueuse. C’est vrai que le même écrivain ne peut, sans frivolité, prétendre se mêler, en même temps, et avec la même efficacité, de la Libye et de la Syrie. Mais c’est vrai, aussi, que les avions de la Coalition qui s’opposent aux visées meurtrières de Kadhafi sont une épée de Damoclès au-dessus de la tête des autres dictateurs de la région et du monde. S’abstenir d’intervenir, c’était donner consistance à l’idée – qui n’est, hélas, que trop crédible – d’une Communauté internationale impassible, complice des pires agissements des pires dirigeants, indifférente. Intervenir c’était, au contraire, briser ce sentiment d’impunité et adresser à tous un message clair. Il semble avoir été entendu, ce message, par le président yéménite Ali Abdallah Saleh. J’espère qu’il le sera, aussi, par Bachar al-Assad. Alors, bien entendu, plus on s’éloigne du théâtre et du moment de l’intervention, plus cet effet de dissuasion s’épuise. Mais il existe malgré tout. Il s’épuise mais il existe. Et je suis convaincu que les Ivoiriens, par exemple, les Ivoiriens des deux camps ont reçu le message cinq sur cinq. Voyez, à l’heure même où nous parlons, la défaite annoncée de Gbagbo et la confiance retrouvée des pro-Ouattara.
ÉL. Puisque vous reconnaissez qu’on ne peut pas intervenir partout, pouvez-vous, à la lumière des expériences du passé et des événements actuels, définir le critère d’une « guerre humanitaire juste » ?
BHL : Oui, bien sûr. Ce n’est pas si difficile que cela. Vous avez la définition de Churchill : la « suprême emergency » de 1940. Celle de Michael Walzer : ces « situations limites » où la menace qui pèse sur l’humain est de telle nature qu’il n’y a que la force qui puisse la lever. Vous avez la définition, les critères, des théologiens, à commencer par Saint Thomas : défendre une juste cause ; procéder d’une autorité légitime ; émaner d’une intention droite ; arriver en dernier recours ; et avoir, last but not least, une chance raisonnable de succès. Sans parler du bon vieil impératif catégorique de Kant : l’action juste n’est pas menée en fonction des intérêts particuliers des acteurs mais conformément à une maxime universalisable – c’est-à-dire à un commandement qui, dans son propre énoncé, implique la possibilité d’universalisation.
GM. Ce monsieur Kant parle d’or mais, sous le ciel des idées, il y a la réalité du terrain. La situation en Afghanistan, par exemple, montre que le remède peut être pire que le mal. Nos dirigeants – et vous-même – ne devraient-ils pas avoir en tête le principe enseigné dans les facultés de médecine : « Primo non nocere », « D’abord ne pas nuire » ?
BHL : D’accord. Mais vous avez aussi le principe, mieux approprié à la circonstance, formulé par la casuistique thomiste : nuire, peut-être ; mais en étant bien certain que cette nuisance sera moindre que celle dont on a brisé les ressorts. On prend toujours un risque. Personne n’a la science exacte du déroulement de ses actes. Et nul n’est dépositaire d’informations divines quant à ce que nos mains sont en train, parfois à leur insu, d’opérer. Mais vous avez des cas – et c’est ce qui se passe avec cette affaire libyenne – ou vous savez au moins ceci : le mal que vous ferez en agissant sera, de toutes façons, moindre que la catastrophe qu’aurait engendrée l’inaction.
ÉL. Le problème, c’est qu’on ne pourra jamais comparer ce qui a eu lieu à ce qui aurait eu lieu…
BHL : Oui et non. Car prenez cette affaire Kadhafi. Au moins a-t-on le bilan de ses 40 années de dictature. Au moins a-t-on le détail de son idéologie et de sa rhétorique. Et cela peut se comparer avec l’idéologie, implicite ou explicite, du gouvernement transitoire en gestation. Peut-être ces gens nous décevront-ils. Sans doute faut-il être, à leur endroit, d’une vigilance extrême. Mais, quoi qu’ils fassent et deviennent, quelque déception qu’ils nous infligent, j’ai tendance à penser que ce sera toujours moins mal que Kadhafi et ses fils.
ÉL. On pouvait dire exactement la même chose de l’Irak ! Certes, il y a des différences considérables, comme le poids des intérêts pétroliers − encore que je me demande en vous parlant s’ils sont totalement absents aujourd’hui. Mais les Kurdes et les chiites n’étaient pas si hostiles à l’intervention américaine. Si on approuve « Benghazi 2011 » peut-être avons-nous eu tort de condamner « Bagdad 2003 » ?
BHL : Non. Pour que la guerre d’Irak fût « juste », il eût fallu une légalité internationale. Il eût fallu qu’elle ne fût pas moralement entachée de ce fameux mensonge originel sur la détention par Saddam Hussein d’armes de destruction massive. Il fallait l’accord de la région que Sarkozy, contrairement à Bush, a obtenu en ralliant à sa cause la Ligue Arabe. Et puis vous aviez ce « messianisme politique » des néoconservateurs croyant en une sorte de « fiat lux » démocratique…
Isabelle Marchandier. Tiens, vous ne croyez plus à la contagion démocratique ? Êtes-vous si sûr que l’Irak n’a pas contribué aux soulèvements actuels des peuples arabes ?
BHL : Si, je crois à la contagion démocratique. Mais pas comme ça. Pas par parachutage et baïonnettes. Pas sans des vrais appuis locaux comme l’Occident en avait, grâce à l’alliance du Nord, en Afghanistan. Non. L’Irak, je le vois plutôt comme un contre-exemple permettant d’éviter à la Coalition qui intervient aujourd’hui en Libye de répéter les erreurs de 2003. Personne, par exemple, ne songe, cette fois, à prétendre que l’objectif des bombardements est d’« imposer » la démocratie. Au contraire, tous les acteurs ne cessent de répéter que c’est aux Libyens de construire la Libye de demain ; que l’Occident et ses alliés peuvent contribuer à faire émerger les conditions de la démocratie ; mais certainement pas la créer.
IM. J’insiste : en ce cas, où voyez-vous la contagion vertueuse dont vous nous parlez ?
BHL : Pensez-vous que les événements tunisiens puis égyptiens n’ont eu aucune influence en Libye ? Que ce qui se passe en Libye ne changera rien en Syrie et ailleurs ? Loin d’être insufflé de l’extérieur, le vent de révolte se propage de peuple en peuple et l’insurrection des uns donne aux autres le courage de résister à la tentation de la servitude volontaire qui est la pire ennemie du changement. Voilà comment fonctionne la théorie des dominos : par le soulèvement des consciences dans lequel chacun découvre qu’il est plus fort que « l’Un » dont parlait La Boétie.
ÉL. Comment interprétez-vous la prudence, dans le dossier libyen, de la Maison Blanche et du Département d’État, qui étaient beaucoup plus allants au sujet de la Tunisie et même de l’Égypte ?
BHL : Il est difficile de se défaire de la désagréable impression que Barack Obama freine, depuis le premier jour, ces insurrections arabes et le soutien, surtout, qui pourrait leur être apporté. Pense-t-il que les Etats-Unis n’ont pas intérêt à ce que la vague atteigne l’Arabie Saoudite ? Estimait-il, comme les éléments les plus conservateurs de l’Administration, que la révolution démocratique devait s’arrêter avant Tripoli pour ne pas risquer de déborder ? Il y a eu un débat, en tout cas, entre Hillary Clinton et le ministre de la Défense, Robert Gates, sur ce thème. Et si Barack Obama a arbitré en faveur de Clinton, s’il a fini par trancher que l’intervention n’était pas contraire aux intérêts supérieurs du pays, ce fut de justesse.
ÉL. Quid de la France ? Justement, quels intérêts défendons-nous ?
BHL : N’y a-t-il pas des moments dans l’Histoire où la diplomatie ne peut pas être définie seulement en termes d’intérêts ? La démocratie ne repose-t-elle pas sur un alliage instable et conflictuel entre principes et intérêts ? Tantôt ce sont les principes qui l’emportent, tantôt ce sont les intérêts. Et tout l’art de la politique, c’est de trouver le juste équilibre.
ÉL. En attendant, les divergences au sein de la Coalition ne compliquent-elles pas son action militaire ?
BHL : Très certainement. Et la priorité de Nicolas Sarkozy est de tenir à bout de bras cette alliance fragile à l’intérieur de laquelle certains entendent privilégier, de manière radicale, leurs intérêts sur les principes. Bien sûr qu’il faut redouter que les Etats-Unis prennent leurs distances. Et je dois reconnaître, malgré mon hostilité envers Nicolas Sarkozy, que c’est son incroyable énergie qui, jusqu’à présent, a fait tenir la coalition.
GM. En Israël, dès qu’on déclenche une opération militaire, commence le compte à rebours diplomatique qui impose d’aller très vite avant que la protestation planétaire rende impossible la poursuite des opérations. Compte tenu, par exemple, de l’enthousiasme faiblissant des opinions arabes, de combien de temps dispose la Coalition ?
BHL : De peu de temps, j’imagine. L’OUA a séché la conférence sur l’après-Kadhafi qui s’est tenue à Londres le 28 mars et le chef de la Ligue arabe, M. Amr Moussa, était représenté par un simple ambassadeur – ce qui n’était pas de bon augure… Cela dit, ne vous méprenez pas. L’opinion arabe, comme vous l’appelez, cette fameuse « rue arabe » qu’on fait parler à profusion, en général pour lui faire dire ce que nous n’osons pas dire nous-mêmes, est bien plus favorable à tout ça qu’on ne le prétend. Elle suit les événements de Libye avec anxiété, effroi et espérance. Elle est loin d’être unanime pour dire que le bon vieux néocolonialisme occidental se cache derrière le « devoir de protection ». La place Tahrir vibre à l’unisson de la corniche de Benghazi.
ÉL. Si, comme vous l’avez dit, personne ne peut prédire la façon dont les choses tourneront, il n’est pas interdit d’essayer de réfléchir à partir des éléments dont nous disposons. Lorsque le Conseil national de transition parle au nom du « peuple libyen » comme si en étaient exclus par principe les Libyens fidèles à Kadhafi, n’est-ce pas inquiétant ? Autrement dit, qu’est-ce qui vous permet d’affirmer que nous sommes en présence d’une révolution plutôt que d’une guerre civile ?
BHL : Je n’aime aucun des deux mots. Une guerre civile, ce n’est certainement pas ça. Quand un dictateur fait tirer son armée sur des civils désarmés, ça ne s’appelle pas une guerre civile. Quant à « révolution », c’est encore autre chose… Ce n’est pas, non plus, et pour d’autres raisons, le mot que j’emploierais… Un soulèvement populaire, voilà, je crois, ce dont il s’agit… Avec ce Conseil National de Transition dont je vous accorde qu’il n’est pas élu mais qui incarne, néanmoins, une vraie légitimité – et une légitimité, c‘est très important, qui va bien au-delà de la seule Cyrénaïque.
ÉL. Peut-être mais, même si elles ne suffisent pas, les élections sont une condition nécessaire de la légitimité démocratique !
BHL : Bien sûr. Et c’est même la raison pour laquelle me semble devoir être notée la sagesse des membres de ce Conseil national de Transition. S’ils parlent au nom du peuple révolté, ils ne se présentent jamais comme une émanation de celui-ci. Ils ne font jamais comme s’ils avaient été élus. Au contraire, ils ne cessent de rappeler qu’ils ne l’ont justement pas été. Mieux, ils disent et répètent qu’ils n’aspirent pas au pouvoir. Et un Mahmoud Jibril par exemple, qui vient de rentrer à Benghazi, exerce une fonction exécutive mais n’est surtout pas Premier ministre ou président ou rien d’équivalent. J’ai assisté à des heures de discussion entre ces hommes. J’ai vu le CNT décider, à l’unanimité des présents, de ne pas s’ériger en gouvernement provisoire. Eh bien cette prudence, cette décence, sont un signe encourageant.
GM. La présence au sein du CNT de l’ex-ministre de la justice du colonel Kadhafi, Mustapha Abdeljalil, qui était président de la Cour d’assises de Tripoli, qui a confirmé par deux fois la peine de mort des infirmières bulgares, n’est-elle pas un peu moins encourageante ?
BHL : C’est vrai. Encore qu’il s’agisse d’une figure tout de même un peu plus plus complexe. C’est aussi l’homme à qui Human Rights Watch, comme Amnesty International, a plusieurs fois reconnu le mérite d’avoir protesté contre les arrestations arbitraires, dénoncé les détentions sans procès, lutté contre la toute puissance des agences de sécurité. Ce fut, fin février, l’un des premiers à faire défection. C’est le type sur la tête de qui Kadhafi a mis une prime de 400 0000 dollars… J’ajoute que, encore une fois, il est là pour penser la transition, certainement pas pour gouverner, le jour venu, le pays.
GM. Vous ne voyez pas la différence entre le fait d’avoir simplement fait carrière sous Kadhafi et celui d’avoir été mêlé à une affaire aussi sordide ?
BHL : Evidemment si ! Et c’est même pour cela que je ne crois pas qu’il ait un grand avenir dans la Libye de demain, surtout si elle est démocratique. Et il le sait très bien. Cela dit, il serait injuste, je vous le répète, de ne retenir que son passif et d’oublier qu’il a aussi, en plusieurs occasions, eu le courage de refuser l’arbitraire ou de tenter de s’y opposer. De toutes façons, a-t-on le choix ? Les gens du CNT savent que la Libye de demain aura aussi besoin de femmes et d’hommes qui ont occupé des postes de responsabilité…
GM. Comment est né le CNT ?
BHL : C’est le sommet d’une fédération de micro-conseils qui sont nés dans toutes les villes quand il a fallu faire face au retrait des autorités, à la démission et à l’effondrement des pouvoirs…
GM. Ce fonctionnement a beaucoup à voir avec la tradition libyenne de pouvoir des tribus, non ?
BHL : Pourquoi les tribus ? C’est surtout le propre d’une humanité qui ne veut pas mourir et qui le dit. Dans chaque ville de Libye, des comités locaux se sont formés, sans autre mandat que celui qu’imposait la nécessité : face à la menace du délitement et du chaos, il fallait reconstruire le lien social atomisé, rapprocher les gens, sauver ce qui pouvait l’être et, surtout, très simplement, faire fonctionner la société. Faire marcher les feux rouges… Ouvrir les crèches… Organiser le ramassage des ordures… Remettre sur pied des forces de police capables de protéger les citoyens… Tous ces comités « techniques » se sont fédérés en comités de transition locaux, lesquels se sont rassemblés pour créer le CNT. Soyez sans crainte : celui-ci n’est pas je ne sais quelle société secrète, ou totalitaire, et encore moins une coalition d’ambitieux qui n’aspireraient qu’à arriver aux manettes et s’en mettre plein les poches !
GM. Le sénateur républicain d’Oklahoma a évoqué un rapport qui démontrerait la présence de forces proches d’Al-Qaida et du Hezbollah parmi les forces militaires de la rébellion.
BHL : Les manipulations sont si fréquentes dans ce genre d’affaire, que je vous recommande d’accueillir ce genre d’informations avec beaucoup, beaucoup, de prudence. C’était la même chose en Bosnie. On nous a seriné, pendant des années, que le VIIème corps de l’armée bosniaque était truffé d’Iraniens et que….
ÉL. Je ne sais pas s’il y avait des Iraniens dans l’armée, mais il y en avait dans les organisations humanitaires et, à Zenica, ils avaient interdit la consommation d’alcool…
BHL : J’étais à Zenica en 1993 et 1994, au plus fort de la guerre. Et je n’ai pas souvenir de cette histoire d’interdiction de la consommation d’alcool. Mais bon. En admettant que votre mémoire ne vous trahisse pas, on est loin des Iraniens au front ceint de bandeaux verts et marchant sur les mines comme des robots que nous décrivaient les sénateurs américains de l’époque.
ÉL. Que pouvez-vous dire de « l’armée » des insurgés ? Est-elle essentiellement constituée de militaires qui ont fait défection ?
BHL : Pas du tout. Ce sont d’abord des jeunes qui n’avaient jamais manié d’arme de leur vie et qui, au fil des semaines, ont été effectivement épaulés par des officiers qui ont, eux, fait défection.
ÉL. Peuvent-ils, comme ils l’affirment, prendre Tripoli sans l’appui de nos troupes au sol ?
BHL : Oui, à condition que la Coalition aille au bout des frappes aériennes. Et que, dans le même temps, elle ferme les yeux sur les livraisons d’armes à partir de l’Egypte.
ÉL. Pourquoi ne pas avoir commencé par là ? Il aurait sans doute été plus facile d’obtenir l’accord de nos alliés sur l’armement des insurgés que sur une intervention…
BHL : Tout d’abord, il n’est pas exclu que des armes aient été acheminées avant même le vote du Conseil de Sécurité. Mais ce n’était pas si simple à faire. Et ce n’était, surtout, pas la solution magique. Je vous rappelle que les chars des forces loyalistes étaient en train de regagner le terrain. Une fois la frontière franchie, il fallait encore amener le matériel à destination. Il fallait apprendre aux shebabs à s’en servir. Et, quant au consensus qui aurait émergé sur cet objectif, vous vous trompez : en Bosnie, où le déséquilibre était aussi flagrant qu’en Libye en ce moment, l’idée d’armer un camp hérissait le poil de tous les diplomates – à commencer par notre ministre des Affaires étrangères d’aujourd’hui. C’était, disait-on, « ajouter la guerre à la guerre ». Il a fallu Jacques Chirac et Bill Clinton pour commencer à changer d’avis et à bouger. Mais même eux n’ont jamais officiellement envoyé d’armes. Alors voilà. C’est tout ça que j’avais dans la tête. Et c’est vrai que je craignais que le débat ne s’éternise et que l’illusion du populisme pacifiste ne pointe à nouveau le nez – et plus que le nez….
ÉL. C’est insupportable ! Vous réagissez exactement comme tous ceux qui, y compris à Causeur, sont hostiles à l’intervention parce que vous en avez été l’un des promoteurs. Pouvez-vous admettre que l’on ne partage pas votre analyse sans être un cynique munichois, un pacifiste béat ou que sais-je encore ? Pouvez-vous entendre les arguments et les inquiétudes de ceux qui croient que cette intervention ne règlera rien et même qu’elle aggravera les choses ? Peut-on être en désaccord avec BHL sans être un salaud ou un idiot ?
BHL : Allons ! Calmez-vous. Etre inquiet est une chose. Je suis moi-même inquiet, depuis le tout premier jour de ces insurrections arabes. Mais une chose est l’inquiétude, la vigilance, le souci de garder les yeux grands ouverts – une autre est le refus de principe de toute ingérence, l’adhésion au souverainisme planétaire, le non-interventionnisme. Et cela, ce souverainisme généralisé, cette idée qu’un individu n’a d’autres droits que ceux que lui consent l’Etat dont il relève et qu’il n’a donc, à la lettre, pas de droits universels, cela, oui, est, pour moi, une position intenable et, de surcroît, dégueulasse.
ÉL. Mais enfin, quand Jean-Christophe Rufin critique cette intervention , ce n’est certainement pas au nom de la souveraineté de Kadhafi !
BHL : Son article m’a surpris. Mais peut-être l’ai-je mal lu, ou trop vite. Vous savez. Il y a un moment où les choses deviennent assez simples. Ou bien on pense que l’espèce humaine est une et que les droits de l’Homme sont universels, ou bien on ne le pense pas. Si on le pense, alors le soutien à cette intervention, demandée par le peuple libyen, recommandée par la Ligue arabe, et approuvée par le Conseil de Sécurité des Nations Unis, constitue la seule option possible.
ÉL. On n’en sort pas : il y a une seule position possible, comme il y a une seule politique possible. Le pluralisme que vous aimez tant consisterait-il à tolérer les opinions que vous jugez tolérables ?
BHL : Exact. L’intolérable, je ne le tolère pas. Ça vous étonne ?
ÉL. Que répondez-vous à ceux qui vous disent que le remède risque d’aggraver le mal ?
BHL : Le mot du Psalmiste : « Ce qui va plus loin que tes œuvres, ne t’en mêle pas ».
ÉL. Mais encore ?
BHL : C’est-à-dire qu’on ne sait jamais, en effet, comment le futur va transformer, réinventer, voire improviser notre passé. Et, que dans ce brouillard, il faut quand même essayer de se repérer. Comment ? En observant, par exemple, qu’il sera difficile, je dis bien difficile, pas impossible, d’avoir pire que Kadhafi. Et puis en constatant, surtout, que les chars, au moment du vote de la résolution de l’ONU, étaient dans les faubourgs de Benghazi, que les colonnes infernales de Kadhafi déferlaient déjà sur la ville avec pour seul but de la « purger » de ses insurgés. Alors il aurait fallu se poser des questions ? Hésiter ? Soupeser ? Il aurait fallu tirer des plans sur la comète d’un imprévisible quoique très improbable futur et laisser, en attendant, ces gens se faire massacrer ? Allons…
ÉL. Venons-en à votre rôle personnel – qui en a empêché certains de penser tandis que d’autres, comme Jean-Pierre Chevènement ou Hubert Védrine, ont visiblement admis qu’on pouvait avoir raison avec BHL. Mais compte tenu des réserves, justifiées ou non, que suscite votre personne, n’auriez-vous pas mieux servi votre cause en restant dans l’ombre ? Était-ce à vous d’annoncer que la France reconnaissait le CNT comme le gouvernement légitime de Libye (ce que lui-même, si je vous suis, ne prétend pas être) quand notre ministre des Affaires étrangères était tenu dans l’ignorance ?
BHL : Primo, je ne suis pas le gardien des usages diplomatiques de la France. Secundo, je n’ai rien annoncé du tout : ce sont Mahmoud Jibril et Ali Essaoui qui ont déclaré, le 10 mars, sur le perron de l’Elysée, que le gouvernement français reconnaissait le CNT comme interlocuteur légitime et qu’un plan global de résolution de la crise libyenne allait être proposé aux chefs d’États européens le lendemain. Pour ma part, je me suis éclipsé. J’ai évité la presse. Ce n’est que quelques heures plus tard que, à la demande du président, j’ai accepté d’intervenir sur Europe 1 : notamment pour préciser qu’il ne s’agissait pas de faire la guerre à la Libye mais de bombarder trois aéroports – juste, à l’époque, trois aéroports. Mon tout petit rôle, ce jour là, a été de tenter de recadrer une information qui partait un peu dans tous les sens.
ÉL. N’auriez-vous pas dû ménager la susceptibilité d’Alain Juppé, même si vous ne l’appréciez guère ?
BHL : Attendez ! Stop ! Je vous répète que je ne suis pas diplomate, que je suis un homme libre, absolument libre, et que je n’ai rien à faire, mais alors, rien de rien, des susceptibilités de tel ou tel…. Quant à Juppé, si vous voulez qu’on entre dans le détail, allons-y. Contre l’homme, je n’ai pas d’antipathie. Et je pense même avoir été au nombre des très rares qui ont volé à son secours quand, à la suite de sa condamnation, il est parti au Canada et que des universitaires ont prétendu l’empêcher d’enseigner. Après, il y a le ministre des Affaires étrangères – et ça c’est autre chose. Pour moi, ce ministre est, aussi, celui qui était en poste au moment de la Bosnie. C’est, aussi, l’homme qui a mis en musique la politique munichoise de Balladur et Mitterrand. Et je ne parle pas du dossier rwandais – encore plus douteux…
ÉL. Pardonnez-moi, mais votre ami Bernard Kouchner n’a pas fait beaucoup mieux au Quai ! Or, vous sembliez très fier de sa présence à la réunion que vous avez organisée pour présenter à quelques dizaines de journalistes − dont nous − les représentants du CNT. Et puisque personne ne vous dit jamais ce genre de choses en face, permettez-moi de vous faire remarquer que l’atmosphère de cette réunion m’a mis très mal à l’aise. Vous avez souligné la présence de célébrités, de « famous writers » comme Yann Moix ou Christine Angot. J’y ai même croisé un actionnaire de Causeur et du Monde, Xavier Niel. Bref, alors que cette rencontre était passionnante pour tous ceux qui cherchent à comprendre ce qui se passe en Libye, elle avait un petit air mondain franchement déplacé. Est-ce que, comme le Président, vous n’en faites pas un peu trop ?
BHL : Eh bien moi c’est votre malaise que je trouve déplacé et même un peu ridicule. Où est votre problème ? Que j’aie voulu présenter deux dirigeants de la Libye libre à des amis que j’estime et qui sont, aussi, des observateurs avertis ? Que j’aie eu la courtoisie de leur expliquer, au moment où ils ont pris la parole, qui était Angot ou Moix, deux écrivains que j’admire ? Que l’actionnaire de référence du premier quotidien français ait eu la possibilité de voir, de visu, qui étaient ces gens qu’on nous présentait, partout, comme les imams cachés d’on ne sait quelle maçonnerie ? Que j’ai convié des esprits libres pour interroger librement Mahmoud Jibril et Mansour Sayf al Nasr ? Que j’aie voulu mieux faire connaître le Conseil National de Transition à des gens qui avaient, à mes yeux, peut-être trop prêté l’oreille aux grands paranoïaques dans votre genre, quand ce n’est pas aux complotistes professionnels ? Allons… Soyons raisonnables.[/access]
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