Certains faits divers ressemblent à des passions d’adolescent. Aussi intenses que fugaces, ils nous obsèdent le temps d’une saison. Peu accèdent à la notoriété posthume de Jack l’éventreur ou de l’Etrangleur de Boston, immortalisés par le souvenir de leurs crimes. Quelles caractéristiques doit donc avoir l’un de ces faits divers pour passer à la postérité ? Faut-il qu’il soit particulièrement macabre ou d’ingénieuse conception ? Qu’il ait une portée mythique ou universelle ?
Michel Foucault exhuma l’affaire Pierre Rivière – du nom d’un parricide exécuté en 1836[1. Michel Foucault, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère : un cas de parricide au XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1973] – cent trente-huit ans après les faits qui firent grand bruit à l’époque. Avec son équipe, Foucault a collecté l’ensemble des documents relatifs à cette affaire : articles de presse nationale et régionale, archives judiciaires, propos tenus par les habitants et le maire du village où se produisit le drame, et surtout, le récit de Pierre Rivière dont, à en croire Foucault, la seule « beauté » justifiait cette longue recherche et sur lequel il a tenu à conserver un silence religieux, comme pour mieux faire partager la « sorte de vénération, et de terreur pour un texte qui devait emporter avec lui quatre morts ».
Le silence du chercheur résiste aux bavardages accumulés autour de l’affaire. Rien ne suscite en effet plus de palabres et d’élucubrations qu’un fait divers, ce qui n’est guère étonnant compte tenu de sa nature « pathologique »[2. Cyrille Bégorre Bret, Raphaël Giraud, Sébastien Miller, «Le fait divers et la nouvelle rhétorique démocratique», Le Banquet, n°19, 2004/1], de sa teneur en anormalité. On voudrait le pénétrer et le ramener à l’intelligible, percer ses zones d’ombre, comprendre les causes de l’incompréhensible. Mais ce n’est pas tout : on a aussi envie de l’exemplariser en le traitant comme le symptôme d’une maladie sociale. Tant que les mobiles du crime échappent à l’emprise de la raison, un halo de terreur mystique l’entoure. Cette inquiétante sacralité du mystère, on ne peut l’accorder au fait divers Forcer l’inconnu, avancer par degrés vers sa résolution, engendre des tensions indissociablement liées au plaisir.
Le sens de l’affaire
Par les interrogations qu’il soulève, par l’incrédulité qu’il provoque, par le mystère qu’il contient, le fait divers s’apparente en outre à un roman policier dont le dévoilement progressif manifesterait « cette dimension littéraire de l’histoire à retrouver, à refaire, [qui] est à l’origine du plaisir herméneutique éprouvé par le lecteur, celui qui est causé par une interprétation du réel qui en lit la trame cachée »[3. ibid]. D’où cette quête précipitée visant à donner un sens à l’affaire. Dès qu’il y a crime, les experts divers et variés foisonnent. Journalistes et écrivains s’attellent à la rude tache de faire parler la nature absconse des faits. Ce phénomène ne se limite pas, il est vrai, aux faits divers stricto sensu. Il concerne tous les personnages publics auxquels des parcelles de vie « hors-norme » confèrent la même force d’attraction. Les experts autoproclamés tentent alors de pénétrer l’esprit du personnage en s’y confondant.
Grandeur et misère de l’exploration littéraire
Cette méthode d’investigation peut se révéler fertile quand des écrivains réussissent leur « emprunt direct à la réalité »[4. François Mauriac, Le Romancier et ses personnages, 1933]. Une réalité qu’ils ne modifient pas à des fins de fiction mais dont ils entreprennent l’examen méthodique en usant de procédés littéraires..
Tel est l’objectif du réquisitoire de Percy Kemp qui a imaginé, dans Le Monde, « ce qu’aurait dit, à son procès, le chef d’Al-Qaida s’il avait été jugé (…) : une attaque en règle contre les États-Unis, qui l’ont fabriqué puis lâché »[5. « Ben Laden : J’accuse », Percy Kemp, Le Monde, 9 mai 2011]. Quelques jours plus tard, Tahar Ben Jelloun s’emparait d’un autre personnage, ou plutôt de sa « boite crânienne », en prétendant entrer « dans la tête de Khadafi »[6. Tahar Ben Jelloun, « Dans la tête de Kadhafi », Le Monde, 15-16 mai 2011], essayant, à grands jets d’ironie mordante, de restituer le cynisme et la perte de réalité du personnage.
En revanche, lorsque ces explorations se réduisent à une projection superficielle, l’enfilage de perles psychologiques se met au service du frisson, de ce point de vue, l’enquête menée « dans la tête de Xavier Dupont de Ligonnès »[7. « Dans la tête de Xavier Dupont de Ligonnès », Doan Bui, Le Nouvel Observateur, 5 mai 2011, numéro 2426] est un modèle de ratage.
Les générations futures se souviendront-elles des colis piégés d’Unabomber ou de son manifeste ? Si rien ne garantit que le second soit toujours lu, le souvenir des premiers s’effacera inévitablement. Quid de l’affaire Richard Durn et de son journal intime? Des lettres et des mails de Dupont de Ligonnès ? Ces assassins des années 2000 auront-ils droit à leur film éponyme, à leur page Facebook ou à leur fan club virtuel ?
Il faut se résigner à ce que les discours suscités par le fait divers, « ne forment ni une œuvre ni un texte, mais une lutte singulière, un affrontement, un rapport de pouvoir, une bataille de discours et à travers des discours »[8. Michel Foucault, op.cit]. L’enjeu de cette lutte, c’est le sens forcément opaque dont la pénétration serait le domaine réservé de nos nouveaux chamanes.
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