Si nos dirigeants nous font peur, ce n’est pas pour nous asservir, mais parce qu’eux mêmes sont terrifiés, par l’épidémie et par la menace de procès. Cependant, leur politique brouillonne et tatillonne n’a fait qu’ajouter de l’absurdité à l’insécurité. D’autant plus que l’administration, à la fois omniprésente et impotente, paraît échapper à leur contrôle.
Le 17 novembre, après quelques semaines de diète médiatique, qui lui a été semble-t-il prescrite par l’Élysée, Jérôme Salomon fait son retour sur nos écrans. Ayant expliqué que, malgré quelques signes encourageants, la deuxième vague est massive et meurtrière, le directeur général de la Santé se lance dans une longue digression sur le caractère « stressant et anxiogène » de l’épidémie, qui se traduit, ajoute-t-il, par l’explosion des états dépressifs. Il présente le dispositif mis en place par le gouvernement : le numéro vert spécial Covid vous aiguillera, selon la gravité de votre cas, vers SOS Amitié, une cellule d’aide psychologique ou un vrai psy (si quelqu’un veut tester, 0800 130000). Puis il déroule une liste de « conseils pour prendre soin de soi », tous excellents. En plus d’être gentil avec son entourage et d’y aller mollo sur le tabac et l’alcool, le docteur Salomon nous recommande de « ne pas être connectés à l’information toute la journée ». C’est presque un aveu – ne me regardez pas trop, ça va vous casser le moral. Jérôme Salomon fait peur et pas seulement aux enfants. Normal, depuis le début, son boulot c’est d’annoncer les mauvaises nouvelles, déclinées dans le langage que ce serviteur de l’État maîtrise le mieux : courbes, chiffres et prévisions désespérantes. Quand on le voit apparaître, on se dit qu’une catastrophe va nous tomber dessus. Au final, c’est peut-être injuste car après tout, il n’est que le messager, mais il est devenu le symbole d’une politique jugée à la fois technocratique, pagailleuse et angoissante.
À lire aussi, Roland Jaccard: L’avènement de la biocratie
Bien entendu, cela ne signifie nullement que le gouvernement veut nous contrôler par la peur. Ni qu’il entend profiter de l’épidémie pour nous asservir. Nous ne croyons pas que le coronavirus soit une invention des riches pour exterminer les pauvres, comme semble le proférer dans Hold-up l’impayable Pinçon-Charlot – dont les propos, parait-il, ont été manipulés au montage. Dont acte. Ceci étant, lorsque cette prétendue sociologue avait table ouverte sur France Inter, ses diatribes anti-riches ne semblaient pas offusquer grand monde.
Se mettre à la place de celui qu’on critique
Pour autant, on ne cédera pas au chantage implicite qui voudrait renvoyer toute interrogation dans les ténèbres du complotisme. Entre le soupçon et l’approbation, il doit y avoir place pour une critique rationnelle. Alain Finkielkraut rappelle volontiers, et à raison, que pour critiquer, il faut se mettre à la place de celui qu’on critique. Convenons donc que la tâche des dirigeants est extraordinairement délicate : confrontés à un ennemi invisible et imprévisible, assaillis par des réclamations contradictoires et des intérêts divergents, ils entendent les spécialistes en rien qui tiennent le crachoir médiatique (comme votre servante) expliquer à longueur d’émissions ce qu’il aurait fallu faire. Pour eux aussi, il y a de quoi déprimer.
Il est d’autant plus hasardeux de dresser un bilan global de la gestion de l’épidémie qu’il faudrait pour cela comparer des bénéfices virtuels et des coûts futurs. On a sauvé des vies et on en a gâché d’autres, ou plus précisément, on en a prolongé certaines et écourté d’autres. Personne n’est capable de dire aujourd’hui si le solde, exprimé par exemple en mois de vie gagnés ou perdus, sera positif ou négatif. De plus, on ne saurait réduire la vie humaine à des quantités. Il faudrait donc aussi interroger la philosophie qui a présidé aux choix du gouvernement, comme l’ont déjà fait de nombreux intellectuels. À l’instar d’Olivier Rey ou de Chantal Delsol, beaucoup déplorent que l’existence soit considérée dans sa seule dimension biologique.
Un confinement sans doute inévitable
En attendant, on ne se risquera pas, par exemple, à affirmer que le choix du confinement était une erreur. Imposé non pas par la maladie,mais par la contrainte hospitalière, il était sans doute inévitable, au moins pour faire face à la première vague qui nous a pris par surprise. Que nous n’ayons pas été mieux préparés à la deuxième est beaucoup plus inquiétant et devra être expliqué si nous ne voulons pas nous retrouver à chaque crise englués dans les mêmes empêchements.
On peut d’ores et déjà pointer le climat anxiogène engendré par la communication gouvernementale et la pagaille administrative dans laquelle les décisions politiques ont été mises en œuvre – ou pas.
Il n’y a pas eu de réunion à l’Élysée pour décider qu’il fallait effrayer le citoyen pour lui passer l’envie de baguenauder. C’est bien pire. Nos dirigeants nous ont transmis leur propre peur. S’ils nous ont assommés de chiffres terrifiants (comme les 450 000 morts potentiels dont a parlé Emmanuel Macron avant d’annoncer le deuxième confinement), c’est parce qu’ils étaient eux-mêmes terrifiés. Or, ce qu’on attend d’un chef, c’est justement qu’il n’ait pas peur, ou en tout cas qu’il dompte sa peur et soit capable de prendre des risques acceptables pour la collectivité.
Le risque pénal
Quand chacune de leurs décisions peut avoir des conséquences dramatiques, les ministres, les maires, les préfets et tous ceux qui apposent leur signature au bas des textes réglementaires ont d’excellentes raisons d’avoir peur. Surtout qu’au danger de la maladie s’ajoute le fameux risque pénal. On ne dira jamais à quel point les affects justiciers ont une influence délétère sur l’art de gouverner. Quand on peut être amené à répondre de ses choix, non pas devant les électeurs, mais devant un tribunal, on est enclin à la prudence maximale. Pour ne pas être pris en défaut, on raisonne à partir de l’hypothèse la plus pessimiste comme si elle était la plus probable.
On a donc eu l’impression qu’un vent de panique soufflait sur nos gouvernants, du sommet de l’État à la base de l’administration, entraînant une conjonction paradoxale de paralysie et d’hyperactivité. Contraints de montrer qu’ils agissaient sans relâche, les ministres ont fait turbiner la machine à produire de la norme, publié des décrets qui semblaient à peine avoir été relus et devaient être immédiatement amendés. Le tout, en communiquant sans discontinuer. Chacune des huit allocations du chef de l’État a donné lieu au même rituel bavard : une semaine ou dix jours avant, on apprend par une indiscrétion que le président va parler, ce qui lance le petit jeu des pronostics et des hypothèses. Une fois la date officiellement annoncée par l’Élysée, le moulin à rumeurs s’emballe, alimenté par les camps qui s’affrontent en coulisses, les uns jurant qu’il va serrer la vis, les autres assurant qu’au contraire, il résiste à la pression des durs. Les entourages lancent des ballons d’essai pour tester la réaction de l’opinion à telle ou telle mesure, signe que leurs patrons ne sont pas sûrs de leur coup. Du coup, alors que le chef de l’État ne sait pas encore lui-même ce qu’il va dire, les médias ont déjà exposé et commenté les différents scénarios. Ensuite, une fois l’allocution prononcée et les mesures annoncées, le folklore continue avec le service après-vente, assuré par les ministres et les conseillers. Les interprétations et récriminations entraînent de multiples ajustements, amendements et exceptions. Et très vite, on ne comprend plus rien de rien.
Le 25 novembre, Emmanuel Macron dévoile le calendrier et les modalités de sortie du confinement, qui fera donc place à un couvre-feu. Le lendemain, face à la bronca des catholiques, le gouvernement renonce à imposer une limite de 30 personnes dans les églises. Il est bon que le pouvoir entende les demandes de la société. On a tout de même du mal à comprendre que personne, parmi les grands esprits qui peuplent les cabinets ministériels et l’Élysée, ne se soit avisé plus tôt qu’il était parfaitement idiot de prévoir la même jauge pour la cathédrale de Chartres et une petite chapelle de campagne.
Dans ces conditions, ceux qui reprochent au gouvernement son autoritarisme et au président son exercice solitaire du pouvoir sont à côté de la plaque. Le problème ne tient pas à l’opacité dans laquelle les décisions sont prises, mais au processus erratique et aux influences multiples qui les inspirent. D’où l’impression d’improvisation, d’hésitation et parfois de chaos, qui accroît l’incertitude de tous les acteurs.
Une administration devenue un Léviathan obèse
Mais plus encore que les faiblesses de ses dirigeants, la France a découvert à la faveur de l’épidémie que sa merveilleuse administration, supposée être un modèle pour le monde entier, était devenue un Léviathan obèse, à la fois omniprésent et impotent qui se mêle de nos achats comme de nos tables de réveillon : on a pu entendre un responsable de l’APHP affirmer que, le soir de Noël, « Papy et Mamy » devraient manger la bûche dans la cuisine. Ce qui menace de nous étouffer tous, c’est cette imbécillité technocratique enrobée dans un langage infantilisant.
« Les héritiers de Franz Kafka intentent un procès en plagiat à l’administration française » : cette blague du Gorafi en dit plus long que bien des analyses savantes. En vérité, il faudrait un Flaubert ou un Courteline pour raconter comment tant de gens intelligents formés dans les meilleures écoles ont pu fabriquer en quelques mois autant d’interdits ineptes qui paraissent destinés à surveiller les citoyens autant qu’à les protéger. Il est vrai que, pour nombre de technos, qui nous voient comme de grands enfants, c’est la même chose.
Dans un entretien paru dans L’Express, Marcel Gauchet parle « d’une méfiance institutionnalisée à l’égard de la population, renforcée par le souci typiquement bureaucratique de “se couvrir”. Tout administré est un suspect qui s’ignore. » Le plus étonnant est que nous ayons accepté sans moufter de remplir d’humiliantes attestations pour aller acheter du pain ou voir notre grand-mère. Bien entendu, il n’y a aucun moyen de vérifier la véracité des motifs allégués, preuve qu’il s’agit d’une vaste mascarade. Pour échapper aux 135 euros, on ne nous demande pas d’être en règle, mais de faire gentiment semblant en remplissant des formulaires. Comme l’a joliment écrit l’hebdomadaire allemand Die Zeit dans un article qui a fait grand bruit, bienvenue en Absurdistan ! Le paroxysme du ridicule a probablement été atteint avec l’épisode des produits essentiels qui a obligé les grandes surfaces à interdire l’accès à certains rayons, comme autant de scènes de crimes. Les raisons de rire étant assez rares, on aurait aimé assister aux réunions au cours desquelles de très sérieux fonctionnaires ont tenté d’établir la liste des produits autorisés à la vente. Dans quel cerveau a germé l’idée d’interdire l’achat de vêtements d’enfants au-dessus de la taille « 3 ans » ? Nos fonctionnaires étant passés maîtres dans l’art d’ouvrir des parapluies et de diluer la décision, on ne le saura sans doute jamais. En conséquence, aucune tête ne tombera. L’impunité dont jouissent des agents qui peuvent se mêler des moindres détails de nos vies ne peut que renforcer les appétits de procès. Faute de sanction politique ou professionnelle, les citoyens n’ont à leur disposition que la menace pénale.
Perte de contrôle des politiques
Le plus grave, c’est que cette machine infernale semble échapper largement au contrôle des politiques. Le président comme les ministres peinent à faire exécuter leurs décisions par des hauts fonctionnaires convaincus de savoir ce qui est bon pour la France.
La cause est entendue : nous les gouvernés, nous ne valons pas mieux que ceux qui nous gouvernent. Nous sommes trouillards, pleurnichards et capricieux, incapables d’héroïsme et d’abnégation. Nous exigeons en même temps la protection et la liberté, l’indépendance et la sécurité. Une bonne table au restaurant et une place garantie en réa.
À lire aussi, Maxime Tandonnet: L’État et le Covid: experts partout, politique nulle part
Reste que l’exercice du pouvoir ne va pas sans responsabilité. Les citoyens, aussi médiocres soient-ils, ont le droit de juger ceux à qui ils ont délégué l’exercice de leur souveraineté. D’accord, on ne ferait pas mieux qu’eux. Mais justement, si on les a choisis, c’est parce qu’ils sont supposés être meilleurs que nous.