Fraîchement rendu à l’affection des siens, Samir Kountar a rentabilisé ses longues années de prison en Israël en poursuivant des études. « Arrivé » en Israël à l’âge 17 ans, avec un commando du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), analphabète malgré six années de scolarité, cet homme dont le plus haut fait de gloire est d’avoir fracassé la tête d’une petite fille juive à coups de crosse de son arme est rentré au Liban muni d’une maîtrise en sciences sociales délivré par une université israélienne. Est-ce dans l’un des nombreux ouvrages qu’il a forcément lus pendant ses études qu’il a vu les photos d’un petit moustachu en uniforme saluant la main droite tendue vers l’avant ? En tout cas, ce gracieux personnage s’est empressé de l’imiter.
On l’aura compris, pour Kountar et pour ses amis du Hezbollah, le combat continue, même si on ne sait plus très bien pourquoi ni pour quoi. On connaît les objectifs qui ont présidé à la création de la milice chiite : d’une part, la libération des prisonniers libanais détenus en Israël, d’autre part, la restitution de la dernière parcelle de territoire libanais occupé par Israël. Il ne faut pas oublier que c’est la résistance à l’occupation israélienne (celle de la Syrie a été tolérée avec bienveillance) qui a donné à la milice armée son nom en arabe, moukawama (littéralement « résistance »). Sur ces deux fronts, le Hezbollah a gagné : en 2000, après dix-huit ans d’occupation, Israël se retire du Sud-Liban. Huit ans plus tard, il libère les derniers prisonniers libanais. Seulement, ces victoires produisent de fâcheux effets secondaires en sapant sa légitimité.
Problème classique : plus le Hezbollah triomphe, moins il a de raisons d’être. Heureusement, ces joyeux drilles ont encore les fermes de Chebaa à se mettre sous la dent. Du reste, immédiatement promu porte-parole de la milice chiite, Kountar a fait ses premiers pas en jurant de libérer ce minuscule morceau de Liban. On comprend bien l’intérêt qu’aurait Israël à le priver de cette nouvelle victoire en négociant avec le gouvernement la restitution de cette bande de terre de 14 kilomètres de long sur deux kilomètres de large, presque inhabitée, à l’exception de 18 fermes regroupées en petits hameaux. Pour paraphraser une célèbre prophétie de Jérémie[1. « Le malheur viendra du Nord. »], c’est peut-être de là-bas que viendra le malheur. Mais ce trou perdu peut être aussi synonyme d’espoir dès lors qu’il pourrait être l’occasion d’infliger au Hezbollah un revers politique.
Situées dans un « no man’s land », les fermes ont été occupées par Israël après la guerre de 1967 pour des raisons stratégiques, car elles dominent la seule route qui mène vers le sommet du mont Hermon, où l’armée israélienne a installé d’importants moyens de renseignements visuels et électroniques. C’est pour cela qu’on a surnommé l’endroit « les yeux d’Israël ».
Reste à savoir avec qui on négocie. Car si l’occupant ne fait guère de doute, on ne saurait en dire autant de l’occupé. Selon Israël, cette région était sous le contrôle et la souveraineté syriens. Et cette opinion est l’objet d’un consensus inhabituel puisque la Syrie et l’Onu partagent le point de vue israélien. Du reste, jusqu’à 2000, date à laquelle il a fallu valider le tracé de la frontière israélo-libanaise après le retrait de Tsahal, les Libanais ne s’y sont guère intéressé. C’est seulement sous la pression du Hezbollah que Beyrouth a revendiqué cette région.
L’Onu, donc, a tranché : les fermes de Chebaa appartiennent à la Syrie et doivent donc faire partie d’un accord éventuel entre ces deux pays. Mais curieusement, la Syrie a laissé passer cette occasion de mettre fin à des décennies d’occupation israélienne, d’obtenir le retour à la mère-patrie de quelques hectares de territoire national et de libérer quelques centaines d’habitants. Hafez el-Assad, père de l’actuel président de la République arabe héréditaire de Syrie, a d’autant moins résisté à la tentation de jeter un peu d’huile sur le feu qu’il lui suffisait de garder le silence. Espérant couper l’herbe sous le pied du Hezbollah, les leaders de la majorité libanaise, Amine Gemayel et Walid Joumblatt, ont bien demandé à la Syrie de reconnaître officiellement auprès des autorités onusiennes la souveraineté libanaise sur cette petite région. En vain. La France n’a pas apprécié le double-jeu syrien et a demandé au gouvernement libanais de ne pas utiliser les fermes de Chebaa pour compliquer la situation.
Les choses sont peut-être en train de changer. Les visites de Claude Guéant, Jean-David Levitte en Syrie et de Bernard Kouchner au Liban, la récente venue à Paris de Bachar el-Assad sont autant d’indices que quelque chose est en train de se passer. Les déclarations de Nicolas Sarkozy, passées en moins de six mois d’un ferme « je ne prendrai plus de contacts avec les Syriens et mes collaborateurs non plus » (le 30 décembre 2007) à un « aujourd’hui, une nouvelle page est peut-être en train de s’ouvrir dans les relations entre la France et la Syrie » plein d’espoir (juin 2008), montrent aussi un changement de vent. Si on en ajoute l’implication de la France dans la Finul qui l’expose au quotidien et en direct à la poudrière libanaise toujours prête à exploser, tout laisse penser que le dossier libano-syrien pourrait connaître quelques avancées. Certes, on est loin d’un vaste plan qui exigerait aussi bien l’implication des Etats-Unis que celles des protagonistes. Dans l’attente de ce Godot diplomatique, les fermes de Chebaa pourraient offrir à tous la possibilité de réaliser un petit pas qui ne mange pas de pain. Quoique non négligeable, l’effort nécessaire est à la portée d’un Premier ministre israélien rattrapé par toute une vie de magouilles, d’un président syrien très réaliste – surtout sur sa propre marge de manœuvre – et d’une majorité libanaise qui ressemble à s’y méprendre à une minorité. Bref, une mission idéale pour la diplomatie française qui pourrait ainsi défaire le premier nœud de l’embrouille.
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