Mardi 1er juillet 2014-3 ramadan 1435
3h55. Jacques Le Rider, dans le dernier numéro d’Alkemie, qui publie un dossier sur « Les mots », cite ces quelques phrases d’Hugo Von Hofmannsthal, lesquelles phrases me laissent perplexe : « Les gens sont las d’entendre parler. Ils ont un profond dégoût des mots. Car les mots se sont interposés devant les choses. L’ouï-dire a absorbé l’univers. […] Avec cette fatigue intérieure et la haine inactive à l’égard des mots naquit aussi le grand dégoût des convictions. Car les convictions des gens ne sont rien qu’enchaînement fantomatique de mots non sentis. » — C’est à l’image de ce qui se passe chez nous, où les mots ont été dépossédés de toute leur valeur et de tout leur poids à cause des mensonges qu’on leur a collés à la peau et jusqu’à l’étymologie, afin de satisfaire des intérêts des plus vils. Chez nous, les mots « peuple », « révolution », « dignité » doivent être redéfinis de toute urgence si l’on souhaite sauver ce qu’il reste à sauver.
Réveil à 13h10. Je me rends compte que j’ai rêvé de feu Sadok Morjène. Affolé, inquiet, j’appelle Béchir, son petit frère et mon meilleur ami. Comme cela fait deux jours que je ne lui ai pas parlé, il a cherché à me joindre la nuit dernière vers une heure et demie du matin, mais, le téléphone en mode silencieux tant qu’Alma dort, je ne m’en suis rendu compte que le jour point. Béchir, qui aura en octobre prochain 59 ans, souffre de troubles respiratoires et doit arrêter de fumer. L’année dernière, il a en même temps que moi essayé de tenir tête à la cigarette, mais il n’a pu résister qu’une semaine. Décidément, le sevrage est dur, surtout lorsqu’on s’y risque seul, sans suivi médical, sans vraie cure. Maintenant que j’ai arraché la page de ma vie de fumeur, je ne me la raconte pas trop, non seulement parce que je suis conscient de la dureté de la tâche, mais surtout parce que je me sais chanceux d’avoir pu écrire pour y parvenir. Écrire pour ou dans un but précis et y arriver, est incontestablement une chance.
Reçu un pli de mon amie Anna, attachée de presse à La Table Ronde, contenant Autres arpents et Une adolescence en Gueldre de Pirotte. Je l’appelle pour la remercier et lui annoncer quelques bonnes nouvelles concernant ce que nous avons fait et ce que nous envisageons de réaliser autour de l’œuvre de Pirotte. Je compte sérieusement finir ma traduction d’Absent de Bagdad (2007), œuvre aussi essentielle qu’actuelle, notamment avec ce qui se passe aujourd’hui en Iraq, la poésie en prose de Pirotte, le monologue du personnage, baptisé Müslüm, la lutte contre la haine, l’ignorance, le mensonge et les fausses valeurs faisant de ce roman une véritable épopée du XXIe siècle. Partageons ensemble la première page d’Absent de Bagdad, comme certains, Pirotte le premier, savent partager le pain et le vin :
« au début j’avais réussi à écrire quelques mots dans ma langue, ou plutôt les graver du bout de l’ongle sur un carton minuscule que j’avais trouvé dans le noir en tâtonnant, ils ont dit que j’avais écrit le nom d’Allah et que c’était de l’arabe, mais ils se trompaient, il n’y avait ni le nom d’Allah ni aucun mot d’arabe, c’était le prénom de ma fiancée turque, et d’autres mots griffonnés que j’ai oubliés après qu’ils m’eurent enchaîné les mains et les pieds, la main gauche au pied droit, la droite au pied gauche, et qu’ils m’eurent entouré le cou d’une laisse cloutée au moyen de laquelle ils me traînaient dans une galerie souterraine semée de tessons de bouteilles / je dois avoir perdu connaissance à un moment, je veux dire que j’ai fait un effort pour perdre connaissance, ce n’est pas la douleur qui me rendait inconscient, mais la lucidité / c’est un état tellement aigu, tellement inconcevable de lucidité que seuls y résistent les saints ou les prophètes et les martyrs qui en ont une perception exacte et minutieuse, une vision qui dit-on les transfigure / et c’est alors le ciel véritablement qui les pénètre, et moi, soudain, je voyais le ciel s’éclairer au cœur de ce médiocre enfer où j’étais plongé, c’est ainsi que je peux parler de ma lucidité sans prétendre me comparer aux martyrs qui rayonnent d’une foi, d’une certitude autrement prodigieuses que les miennes / mais au plus noir de cette détresse animale à laquelle je me trouvais réduit, une espèce de lumière humaine ou divine insistait avec une douceur tellement inattendue au fond de mon regard aveuglé / il y avait donc l’insistance de ce fragile et tenace filet de lumière comme le rappel ou la promesse d’une vie meilleure à laquelle j’avoue que je n’avais jamais cru sinon dans une enfance lointaine où circulaient des légendes, les nuits d’été, sous les étoiles, quand les bergers veillaient sur le grand silence du plateau / c’est ainsi que ma conscience s’évadait emportée par cette lucidité que ni la vie ni la mort ne pouvaient me ravir, et que ceux qui me torturaient ne connaîtraient jamais »
L’Argentine n’a pu venir à bout de la Suisse qu’à la 118e minute de jeu. But d’Angel Di Maria sur une superbe passe de Lionel Messi. Malgré cette défaite l’équipe helvète n’a pas du tout démérité. Ce soir, à 21h, la Belgique affronte les États-Unis. Le gagnant rencontrera l’Argentine samedi. J’avoue qu’en dépit de mon admiration pour le coach des Américains, Jürgen Klinsmann, dont le jeu a illuminé mon enfance et une partie de ma jeunesse, lui qui avec l’équipe nationale allemande a remporté la Coupe du monde en 1990 et la Coupe d’Europe en 1996, j’ai une préférence nette pour les Belges. C’est que, comme mon ami le poète, traducteur et universitaire Jacques Darras, je peux crier haut et fort : « Moi, j’aime la Belgique ! »
Mercredi 2 juillet 2014-4 ramadan 1435
On me raconte que deux policiers sont allés chercher noise à Elyès qui tient un café sur la plage de Hammam-Sousse, lui reprochant de servir « les Arabes ». Pour eux, seuls « les touristes » ont le droit de consommer au vu et au su de tout le monde, mais les autochtones, s’ils peuvent le faire, doivent néanmoins se mettre à l’abri des regards. N’est-ce pas le comble de l’hypocrisie, pour ne pas dire du fascisme ? C’est, à ma connaissance, la première fois que cela arrive, car même après la « Révolution » et sous « l’occupation nahdhaouie » en 2012 et 2013, personne n’a osé tenter un truc aussi gros. Je crois comprendre qu’il s’agit d’une manœuvre des sympathisants des islamistes au Ministère de l’Intérieur en vue de nous faire croire qu’Ennahdha n’est pas si mal que ça, que c’est pour ainsi dire un moindre mal… Une stratégie vieille comme le monde, qui risque de payer puisque les gens ont la mémoire courte.
Je me souviens d’un superbe passage où Jean Genet évoque « Les femmes de Djebel Hussein », camp palestinien situé au nord de la capitale jordanienne, Amman :
« H., vingt-deux ans, m’avait présenté à sa mère à Irbid. C’était l’époque du Ramadan et à peu près midi.
“— C’est un Français, pas seulement un Français, et non plus un chrétien, il ne croit pas en Dieu.”
Elle me regardait en souriant. Ses yeux étaient de plus en plus malicieux.
“ — Alors, puisqu’il ne croit pas en Dieu, il faut lui donner à manger.”
À son fils et à moi, elle prépara un déjeuner.
Elle ne mangea que le soir. » (in L’ennemi déclaré, 2010, p. 84-85.)
— Les mots de Genet sont si éloquents que l’on peut se résigner au silence et admettre qu’ils se passent de commentaire. Oui, mais je dois, nous devons tous, selon le mot d’ordre de Louis-René des Forêts, « dire et redire, redire autant de fois que la redite s’impose, tel est notre devoir qui use le meilleur de nos forces et ne prendra fin qu’avec elles. »
J’ai un peu tourné le dos à Cioran, même si je n’arrête pas de ruminer certaines idées, certains paradoxes, certaines problématiques. Chaque chose en son temps, n’est-ce pas ? Au niveau où j’en suis, je n’ai pas à me sentir pressé.
Les Belges l’ont emporté sur les États-Unis par deux buts à un. Une très belle partie parce que, malgré la domination des Diables rouges, les hommes de Klinsmann se sont montrés menaçants. Menés deux à zéro dès la première période des prolongations, ils ont réduit la marque et failli égaliser. Le football est un art, quand bien même mon copain l’essayiste et traducteur Michel Orcel penserait le contraire, lui qui m’a posté ce commentaire sur Facebook : « L’art du sport, c’est fini. Reste le Sport marchandisé, publicisé, commenté à l’infini, source de revenus effrayants et de prostitutions diverses, effrayante école de mercenariat… » Je n’avais pas cela en tête, mais mutatis mutandis j’aurais pu faire mienne cette merveilleuse phrase de Genet à propos des Palestiniens : « Ils ont le droit pour eux puisque je les aime. »
M.-D. S. est venu me rendre visite à Hammamet. Il me rend également les quelques quinze livres que je lui ai prêtés ces derniers temps. Cela va de Richard Millet (bien évidemment !) à Pirotte, en passant par Guerne et à Alain Chareyre-Mejan dont l’Essai sur la simplicité d’être est un vrai régal : « Seul et en écoutant des ritournelles, parce que la ritournelle est l’ivresse de la musique. Quand la situation demande une lucidité totale (comme celle du soldat Dufour de Léon Bloy) ; quand on a oublié trop longtemps de marier dans la vie — comme fait exactement le vin — “la science, le parfum, la poésie et l’incrédulité” dont parle Balzac dans La peau de chagrin. En juillet, sous les marronniers épatants des poèmes de Jean-Claude Pirotte, et cetera, et cetera. » Cette dernière phrase, inachevée, est à mes yeux une révélation. J’ignore si feu Pirotte connaissait Alain Chareyre-Mejan ou s’il avait lu ce texte, intitulé « Moments où il faut boire du vin », lequel est placé sous l’égide de saint Omar Khayyâm, mais je pense, je sais que Jean-Claude aurait aimé, adoré, jubilé, et cetera, et cetera !
*Photo : ANDERSEN/SIPA. 00317672_000003.
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