Lundi 30 juin 2014-2 ramadan 1435
Pas beaucoup dormi. Réveillé par un coup de fil de la direction de l’ENS de Tunis concernant les surveillances et le concours d’entrée qui commence mercredi. Comme je ne fais pas partie du jury du concours, je n’aurai pas à surveiller. Bon débarras, me dis-je en me félicitant, les transports, la chaleur et le ramadan me semblant assez peu propices à des activités de ce genre. Ce n’est certes pas à moi de trancher quant au ramadan en disant que, tel qu’il est pratiqué chez nous et partout dans le monde arabe, il est contre-productif, mais je peux me hasarder en avançant que, comme tout l’indique rien ne va plus. Dans l’état de décrépitude et de déliquescence que vivent notre économie et nos finances, nous devons mettre les bouchées doubles et ne pas céder aux démons de la superstition. Aussi, à cet homme que je respecte tant et envers qui je me sens le devoir de dire la vérité et jusque le fond de ma pensée, me suis-je permis de dire au téléphone : « Merci de vos vœux pour le ramadan, mais à la place de la piété et du recueillement que vous me souhaitez pour le saint mois, je vous propose le travail et l’engagement ! » Il ne s’est certes pas trop attardé sur ma remarque, mais je sais qu’il ne l’a pas mal prise.
Par ailleurs, ce que je dis — et qui choque comme cela a été le cas à plusieurs reprises — vaudra son pensant d’or lorsque, dans deux ans, le ramadan coïncidera avec les examens et concours officiels. Quand les parents verront la prunelle de leurs yeux souffrir le martyre, plus évanouis que sur pied, semblables à ces mouches maladroites et moribondes que l’on aperçoit à la fin des automnes froids, cela donnera suffisamment de raisons pour que les consciences se réveillent enfin et œuvrent pour un véritable changement des choses… Mais je rêve sûrement…
Victoire douloureuse des Bleus contre le Nigéria par deux buts à zéro. Je jubile, je crie, je saute, je chante, je danse, je fais le fou ! Mais, avec des arguments — passez-moi le mot — bidon, certains s’en prennent à la France souhaitant que le Coq se fasse plumer par les Super Eagles ! Tous ceux que j’ai eus sous la dent, faute de les croquer, je les ai mordus, y compris ma petite sœur Imen ! C’est que je suis un fanatique des Bleus et j’avoue que c’est idéologique : « Vous les aigris, les jaloux, les complexés, les inconséquents ! Vous qui rêvez d’elle, la France, de sa lumière, de ses Lumières, de ses papiers ! Vous qui voulez sa perte, sa défaite, sa ruine ! Vous… vous… vous… Qui êtes-vous ? Elle est VICTORIEUSE, la BLACK, BLANC, BEUR, la digne fille de Voltaire ! » — Ce lyrisme-là, si footballistique soit-il, n’est pas sans me déplaire ! Après tout, je m’amuse sérieusement !
Il est 21h25. Je suis entre ces pages de journal et le match qui oppose la Mannschaft aux Fennecs d’Algérie. Ces derniers tiennent le coup devant cette solide formation allemande qui joue ce soir sans son prestigieux 6, le germano-tunisien Sami Khedira, dont le père est notre voisin à Hammamet. Khedira est absent parce que ses parents ont été victimes d’un braquage à main armée au Brésil. Sûrement traumatisé, le sélectionneur allemand Joachim Löw a préféré le garder sur le banc à l’entame ; mais, vu la prestation algérienne qui contrôle le milieu du terrain, je crois qu’il sera dans l’obligation de le faire rentrer. À suivre…
Une connaissance sur Facebook (pour ne pas employer le très galvaudé « ami ») m’envoie un lien sur Youtube. Il s’agit d’un poème de Mahmoud Darwich récité par le poète lui-même. Elle souhaite que je l’écoute. Sans doute la pièce en question est-elle à l’image de son état d’âme, qui est celui de beaucoup de personnes ces temps-ci. Ramadan oblige… Elle ignore toutefois que j’ai traduit ce poème il y a à peine deux semaines :
Rien ne me plaît
« Rien ne me plaît, dit un voyageur dans le bus, ni la radio
Ni les journaux du matin, ni les citadelles sur les collines.
J’ai envie de pleurer. »
« Attends qu’on arrive et pleure tout ton saoul », répondit le chauffeur
« Moi non plus, dit une dame, rien ne me plaît. J’ai montré ma tombe à mon fils.
Elle lui a plu : il s’y est endormi et ne m’a pas fait ses adieux. »
L’universitaire dit : « Moi non plus, rien ne me plaît.
J’ai étudié l’archéologie et je n’ai jamais trouvé
Mon identité dans une pierre. Suis-je vraiment
Moi-même ? »
Un soldat dit alors : « Moi non plus, rien ne me plaît
Je traque une ombre qui me traque. »
Nerveux, le chauffeur dit alors : « Terminus ! Préparez-vous à descendre.
Tous lui crient : « Nous voulons aller au-delà du terminus,
Continuez donc ! »
Quant à moi, je dis : « Faites-moi descendre. Je suis comme eux, rien ne me plaît, mais je suis fatigué du voyage. »
Une belle pièce, extraite de l’un des derniers recueils de Darwich, Ne t’excuse pas, paru en 2004, soit quatre ans avant la disparition de celui que je considère comme le plus grand poète arabe de la seconde moitié du XXe siècle et du début du XXIe.
L’Algérie a été battue par l’Allemagne au bout d’une partie littéralement épique. Deux buts à un. 120 minutes de jeu. Un régal certes, mais une grande déception. Je suis abattu… La France affrontera l’Allemagne vendredi. Je suis sûr que les Bleus vengeront les Fennecs !
Reçu un courriel d’Anthony Dufraisse, qui dirige la revue Patchwork : il me demande un texte sur feu Jean-Claude Pirotte. C’est Yves [Leclair] qui lui a communiqué mon adresse électronique. Ça tombe bien, vu que j’ai relu Pirotte au cours de ces dernières semaines pour l’hommage que je lui ai rendu mercredi dernier à la Bibliothèque Nationale de Tunisie. Le décès de Jean-Claude, survenu samedi 24 mai, est sûrement l’un des événements qui m’ont le plus affecté depuis la disparition de feu Sadok Morjène jeudi 29 août 2013. Comme j’ai dédié Casuistique de l’égoïsme Journal du ramadan 1434-2013 à la mémoire de feu Sadok Morjène, je compte faire de même avec Pirotte en lui offrant le long poème sur lequel je travaille depuis plusieurs mois. Poème que j’ai décidé d’intituler Tunisité et dont l’ami François Bon a publié des extraits sur son site. Pour Patchwork, je compte écrire un texte intimiste, un souvenir poétique de Pirotte, une évocation de nos échanges, de ma visite chez lui à Arbois en février 2008. Ce sera un texte différent de ma communication « Le goût du vin », lecture proprement académique prononcée dans le cadre d’un colloque à la Manouba en avril 2010 et qui paraît en décembre prochain dans la belle revue dirigée par ma grande amie Mihaela, Alkemie, laquelle revue est née à Sibiu en Roumanie avec de très petits moyens et qui, grâce au courage et à la conviction de l’équipe, est, non seulement publiée désormais chez un prestigieux éditeur parisien, mais encore elle reçoit des textes de grands écrivains, penseurs, traducteurs et chercheurs.
*Photo : ANDERSEN ULF/SIPA. SIPAUSA30051511_000007.
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