Petites bouchées froides


Petites bouchées froides

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« Quiconque parmi vous aura pris connaissance de ce mois devra commencer le jeûne, est-il dit dans le saint Coran. Quant à moi, j’ai cette année décidé d’observer le ramadan pour arrêter de fumer. Vu ce qui se passe chez nous, je me demande si je vais y arriver… », avais-je écrit le vendredi 19 juillet 2013.

J’ai tenu l’année dernière un journal dans le but d’arrêter de fumer. Depuis, je n’ai plus touché à une cigarette. À quoi bon, me dis-je, chaque fois que l’envie ou la tentation se font sentir. En revanche, beaucoup de choses ont évolué — en mal cela va de soi : mes inquiétudes exprimées quant à l’installation d’une nouvelle oligarchie théocratique se sont avérées fondées. Nous sommes plus que jamais dans le « cause toujours » des pseudo-démocraties, quand le « ferme ta gueule » des vraies dictatures ne se fait pas entendre à coup de balles réelles et d’assassinats. Cela dit, je me bats, encore et toujours, donc je suis, donc nous sommes — sûrement.

Cette année, c’est pour atteindre un autre objectif que je tiens un nouveau journal du ramadan. Toujours poussé par l’irréductible M.-D. S., initiales énigmatiques d’un ami aussi réel que tenace, si bien que, là, à l’heure où j’écris ces mots, nous sommes fâchés, mais les jours à venir vous en appondront plus. Il en va de même pour le titre de ce nouveau journal et pour l’épigraphe, puisée dans l’œuvre de Nietzsche. Drôle de référence, n’est-ce pas, pour quelqu’un qui va observer le ramadan. Mais tout s’explique par ceci : « On me demandera pourquoi en fait j’ai raconté toutes ces choses insignifiantes et que de coutume on juge indifférentes ; par là on pourrait dire que je me fais tort, a fortiori si je suis destiné à défendre de grandes tâches. Réponses : ces choses insignifiantes — alimentation, lieu, climat, délassement, toute la casuistique de l’égoïsme — sont incroyablement plus importantes que tout ce que l’on a tenu jusqu’ici pour important. C’est là précisément qu’on doit commencer à changer de méthode. » (Ecce Homo)

D’ailleurs, le journal du ramadan 2013, publié en février dernier, porte un titre nietzschéen, Casuistique de l’égoïsme

Nous ne croyons plus que la vérité demeure vérité si on lui enlève son voile ; nous avons assez vécu pour écrire cela. C’est aujourd’hui pour nous affaire de convenance de ne pas vouloir tout voir nu, de ne pas vouloir assister à toutes choses, de ne pas vouloir tout comprendre et « savoir ». « Est-il vrai que le bon Dieu est présent partout, demanda une petite fille à sa mère, moi, je trouve cela inconvenant. » — Un mot de philosophe !

Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir

 

Vendredi 27 juin 2014-29 cha’abâne 1435

Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis que j’ai clos mon dernier journal du ramadan. L’objectif consistait certes à arrêter de fumer et je peux dire en toute modestie que j’ai assuré. Comme je n’ai pas l’angoisse de la page blanche et comme je ne suis pas un diariste accompli, j’ai depuis le ramadan dernier travaillé à plusieurs textes et projets. Je ne ferai pas tout de suite un état des lieux, les jours d’écriture à venir s’en chargeront sûrement, mais si cette année j’ai encore décidé de tenir un journal, c’est pour une autre cause, dans un autre but : je dois me convaincre de terminer ma thèse abandonnée depuis mon retour en Tunisie en 2008. Et je dois d’autant plus le faire que M.-D. S., qui vient de réussir au concours d’agrégation, m’y exhorte avec force, comme il l’avait fait l’année dernière pour le sevrage tabagique.

Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts, dis-je, mais certaines vieilles mauvaises habitudes subsistent crânement. Comme c’était « la nuit du doute », nous avons eu de nouveau droit au rituel coutumier de l’observation du croissant de lune annonçant le saint mois. Le mufti, quant à lui, a fait son apparition pour nous annoncer que demain samedi 28 juin 2014 sera le 30 cha’abâne 1435, et non le 1er ramadan… On en est encore là, à ce point de voir, entrevoir, apercevoir à l’œil nu, tandis que certains, grâce à la technologie la plus avancée, ont le nez dans les étoiles et, occasionnellement, chez nous, dans nos tripes, s’ils le souhaitent…

Ayant écrit ce qui précède, je me suis souvenu d’un vers du grand poète Al-Mutanabbî, dont le second hémistiche est souvent cité seul à tort ou par ignorance, car on ne peut apprécier la chute sans la première partie, actuelle, on ne peut plus actuelle :

أغايةُ الدينِ أن تحفـوا شواربكم      يا أمةً ضحكت من جهلها الأممُ

Se préoccuper des moustaches est-ce donc le but de la religion

Ô nation qui, par son ignorance, est devenue la risée des autres nations ![1. Sauf indication contraire, toutes les traductions de l’arabe vers le français sont de l’auteur. (N.D.A)]

Comment ne pas avoir, ne pas être saisi par un haut-le-corps lorsqu’on sait que la terre d’Al-Mutanabbî est aujourd’hui souillée, profanée même par les adeptes des barbes longues, des égorgements, du mariage (ou viol ?) imposé à des filles âgées de neuf ans, somme toute profanée par l’islam des assassins ?

C’est que nous sommes loin du compte et, si beaucoup d’eau a coulé sous les ponts, les choses, certaines d’entre elles du moins, ont empiré. Je pense que, si je ne puis y remédier, je dois les révéler.

Samedi 28 juin 2014-30 cha’abâne 1435 

Le Nietzsche d’Ainsi parlait Zarathoustra est impossible. Il est aussi lumineux qu’obscur, voire obscurantiste. Dangereux comme un prophète, ou un poète convaincu de son génie. Philosophe, non ! Finie, tarie la philosophie ! Place aux errements ! Comme suit : « Celui qui connaît le lecteur ne fait plus rien pour le lecteur. Encore un siècle de lecteurs — et l’esprit même sentira mauvais. Que chacun ait le droit d’apprendre à lire, cela gâte à la longue, non seulement l’écriture, mais encore la pensée. Jadis l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est fait populace. » C’est certes beau et profond. Il y a du vrai dans cela, mais c’est excessif et outrecuidant, car s’en prendre ainsi à son lecteur est contre-productif, à moins que l’on cherche à faire peur — tel un terroriste — et à débarrasser le plancher en vue d’une solitude rêvée ou méritée. À mon sens, personne n’y aspire, encore moins Nietzsche qui, comme tout génie digne de ce nom, était avide de reconnaissance.

Par ailleurs, que Nietzsche se permette de dire que « l’esprit était Dieu », cela trace sur mon visage un rictus d’angoisse qui n’est rien d’autre que le reflet de ce que je ressens comme une entaille me déchirant le cœur. N’avait-il pas tué ledit Dieu dans Le Gai savoir et au début de Zarathoustra ? Pourquoi revenir dessus ? Oui, Nietzsche n’est pas systématique et peut se permettre des paradoxes ou des contradictions, et Cioran l’a relevé à son propos : « Rien de plus irritant que ces ouvrages où l’on coordonne les idées touffues d’un esprit qui a visé à tout, sauf au système. À quoi sert de donner un semblant de cohérence à celles de Nietzsche, sous prétexte qu’elles tournent autour d’un motif central ? Nietzsche est une somme d’attitudes, et c’est le rabaisser que de rechercher en lui une volonté d’ordre, un souci d’unité. Captif de ses humeurs, il en a enregistré les variations. Sa philosophie, méditation sur ses caprices, les érudits veulent à tort y démêler des constantes qu’elle refuse.»[2. Cioran, « Le commerce des mystiques », in La Tentation d’exister, Œuvres, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p. 367.]

En défendant son idole de toujours, l’auteur de La Tentation d’exister (1956) ne fait que prêcher pour sa propre cathédrale et par là même se prémunir contre les mêmes reproches ou griefs, sans parler de certaines critiques dont le bien-fondé est irréprochable. À l’instar de la jeunesse antisémite, hitlérienne et légionnaire du « Job du XXe siècle ».

Je l’avoue : je compte me lâcher ici, question que « la thèse » en soit une, froide, glaciale même, et afin de ne pas se laisser prendre par la tentation monographique. Cela sera dur pour « le sang chaud » que je suis, mais je vais devoir m’y résigner… À suivre.

Je viens d’apprendre que le joueur uruguayen Luis Suarez a été accueilli à Montevideo par le président de la République en personne. Le « mordeur du Mondial », comme j’aime à l’appeler désormais, a été pénalisé par la FIFA pour avoir enfoncé ses crocs dans l’épaule de l’Italien Giorgio Chiellini. Il semble que cela soit une récidive ! Tant d’honneurs pour un crâne vide, même si ce joueur en a dans les chaussettes ! Cela dit, et c’est un fanatique du football qui parle, il ne faut idéaliser personne, pas mêmes celles qui sont le plus en vue, les plus vues. Une certaine distance critique s’impose. Je dois apprendre le détachement et le cultiver à mon tour. Aucun écrivain, philosophe ou artiste n’y aurait eu droit. Susana Soca, sans doute l’une des dames les plus impressionnantes du siècle passé, pour avoir été l’égérie de Michaux, Caillois, Cioran, Nicolas de Staël et j’en passe, doit — non pas se retourner dans sa tombe, elle, l’Uruguayenne morte dans un crash d’avion sur le tarmac de Rio de Janeiro un certain 11 janvier 1959 — se sentir dans un éternel enfer d’ignorance… Je suis à ce titre ravi de lui avoir consacré une étude qui a été saluée et maintes fois rééditée, sachant que peu de personnes le savaient, y compris les deux éditeurs officiels de Cioran (en Pléiade s’il vous plaît !), lesquels en ignoraient tout d’elle lors de nos deux premières rencontres en 2005 et 2006. C’est que le texte « Elle n’était pas d’ici », repris dans Exercices d’admiration (1986), était un hommage à Susana Soca, dont le grand Jorge Luis Borges disait :

Susana Soca

 

Avec un amour indolent elle observait
Les couleurs éparses du soir. Il lui plaisait
De se perdre dans la complexe mélodie
Mais aussi dans la vie singulière des vers.
Ce sont les gris et non le rouge élémentaire
Qui ont tissé les fils d’un destin délicat
Habitué au discerner et exercé
À toutes les hésitations et aux nuances.
N’osant jamais s’aventurer dans le perplexe
Labyrinthe, du dehors elle contemplait
Les formes, l’agitation et le tumulte,
Toute pareille à cette autre dame au miroir.
Des dieux qui séjournent au-delà des prières
L’abandonnèrent à cet autre tigre, le Feu.[3. Jorge Luis Borges, « Susana Soca », L’Auteur, Œuvres complètes, t. II, éd. de Jean Pierre Bernès, trad. de l’espagnol par Jean Pierre Bernès, Roger Caillois, Claude Esteban, Nestor Ibarra et Françoise Rosset, avec une préface de l’auteur, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1999, p. 35.]

Je combattrai l’ignorance — qui rime avec arrogance — là où elle se trouve. Je ne vais pas me rétracter quant à ma gêne par rapport à Nietzsche, même si j’ai tant à dire concernant ce que j’ai vu et vécu ces derniers jours dans « une grande école », la mienne, la nôtre, qui est en train de passer l’arme à gauche… C’est que cette « école prétendue normale et dite supérieure » a sa raison d’être, sans quoi les écoles coraniques et les talibans se traceront des autoroutes dans le corps déjà saignant du Pays…

*Photo : SPDP.



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est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Poète, prosateur, essayiste, traducteur et chroniqueur littéraire, il enseigne la langue, la civilisation et la littérature françaises à l’École Normale Supérieure de Tunis.

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