Petites bouchées froides


Petites bouchées froides

gabriel marcel cioran

Cela fait huit jours que je n’ai pas écrit une seule ligne dans mon journal. N’est-ce pas normal ? Le Ramadan n’est plus et comme je l’ai annoncé dans le premier épisode, je ne suis pas un diariste accompli. J’aime écrire et ce que j’aime par-dessus tout dans l’écriture, c’est l’errance. Certes, j’ai grâce à ce journal pu reprendre mot avec Cioran, mais je sens que j’ai pris pied, au sens militaire du terme, dans une œuvre que j’ai aimée et maîtrisée jusqu’au dégoût. D’où le fait d’y avoir renoncé, ainsi qu’à la thèse. Comme s’il n’y avait plus de mystère et que l’errance s’était transformée en sentiers battus. Mais cela s’explique par le fait qu’on a construit — autour de Cioran, de sa pensée et de son œuvre — des voies, des tunnels, des ponts, des autoroutes et des mégalopoles même qui se sont transformées en labyrinthes atroces. Point d’Ariane pour aider Thésée à fuir les murs construits par Dédale. Point de fil ou d’écheveau à démêler, et les ailes d’Icare ont toutes pris feu. Il n’y a que des Minotaures avides de sang et de quête d’identité car, ignorant ce qu’ils sont au vrai, s’ils tiennent plus de l’humain ou du bestial, ils ont transformé Cioran en Coran, ou en Bible, dans le but de lui faire dire ce qu’ils ont été incapables de dire et pour minimiser ce qu’il a lui-même cherché à déconstruire en un demi-siècle de travail de sape.

Ces Minotaures existent et ils sont partout, jusque dans les réseaux d’Internet où ils se livrent à un travail de vulgaires indicateurs de police. Nietzsche avait vu juste en écrivant dans ses Considérations inactuelles : « Toute philosophie moderne est politique ou policière… » Mais, comme je l’ai déjà expliqué, il ne faut pas se limiter à ce que j’ai appelé des phrases passe-partout tenant lieu de fast-food. Il faut s’attarder sur tout le texte parce que, comme dans la citation de Gramsci, il est une nette différence entre le torchon et la serviette, et entre le bon grain et l’ivraie : « À une époque qui souffre des excès de l’instruction générale, dans quelle situation monstrueuse, artificielle et en tous les cas indigne d’elle-même, se trouve la plus véridique de toutes les sciences, cette divinité honnête et nue, la philosophie ! Dans un pareil monde d’uniformité extérieure et forcée, elle reste le monologue savant du promeneur solitaire, proie du hasard chez l’individu, secret de cabinet ou bavardage puéril entre enfants et vieillards académiques. Personne n’ose réaliser par lui-même la loi de la philosophie, personne ne vit en philosophe, avec cette simple fidélité virile qui forçait un homme de l’antiquité, où qu’il fût, quoi qu’il fît, à se comporter en stoïcien, dès qu’il avait une fois juré fidélité à la Stoa. Toute philosophie moderne est politique ou policière, elle est réduite à une apparence savante par les gouvernements, les églises, les mœurs et les lâchetés des hommes. On s’en tient à un soupir de regret et à la connaissance du passé. »

Voilà qui nous éclaire mieux sur les choses. Voilà qui personnellement me remonte contre les Aristarques ! Il y en a un que j’ai si bien malmené sur Facebook et ici dans ce journal, qu’il a littéralement fait le délateur en m’écrivant que l’on se servait de moi et que l’on me méprisait, que j’étais une recrue pour basses besognes. Pour lui en somme j’étais « un mahométan laïc au service de juifs sionistes »… Face à de tels propos insidieux visant à alimenter la haine, j’ai contre-attaqué de la plus acerbe des manières. J’ai néanmoins tenu à demeurer juste afin de toujours être à la hauteur de la confiance de l’ami Roland. Ayant constaté qu’il ne pouvait pas nuire à mes rapports amicaux aussi bien avec l’ami Roland qu’avec la rédaction de Causeur, il s’est mis littéralement à m’insulter, à chercher à me détruire allant jusqu’à me reprocher d’exister. Ce n’était pas une sorte de joute sur l’eau, c’était tout bonnement de la délation… Un homme comme ça aurait été collabo en 1940. Cela me rappelle soudain les notes de Cioran sur la jalousie… Mais le bonhomme en question n’a pas lu les Cahiers. Il a certainement pratiqué Les Syllogismes de l’amertumeLa Tentation d’exister, Histoire et utopie, mais pas toute l’œuvre, jamais l’œuvre dans sa totalité. Ce qui explique sa vision étriquée, réductrice et quasi-infantilisante de Cioran : « Le drame de la curiosité (Adam), du désir (Ève), de la jalousie (Caïn) — ainsi a commencé l’histoire, ainsi elle se continue et ainsi elle finira./ La jalousie est le sentiment le plus naturel, le plus universel aussi, puisque les saints eux-mêmes se sont jalousés entre eux./ Deux hommes qui font la même chose sont virtuellement ennemis./ Un écrivain peut admirer sincèrement un torero mais non un confrère./ L’envie est physiologique. Vivre, c’est sécréter de la bile. » (Cahiers, p. 647)

Tout ce que dit Cioran me semble juste. Pour toute personne qui a vécu, qui ne s’est pas voilé la face, qui a osé affronter ses propres paradoxes, velléités et mensonges, ce que dit Cioran a un sens. Pour les autres, comme l’Aristarque en question, c’est peine perdue.

Il y a jour pour jour un an, je travaillais à une communication sur Cioran, Gabriel Marcel et Paul Ricœur à l’occasion du centenaire de la naissance de ce dernier. Je me souviens comment trois jours avant de prononcer ladite communication, en mars dernier, j’ai complètement réécrit mon texte, donc complètement changé de lecture. La langue y est pour beaucoup et la pensée que je tente de pratiquer est celle d’un « penseur privé », notion que Cioran employait pour parler de son aîné, Gabriel Marcel, « catégorie des Provatdanker, des “penseurs privés”, expression chère à Kierkegaard qui s’en servait pour opposer Job à Hegel, un penseur existentiel à un penseur objectif et officiel »[1. Cioran, « Avant-propos » à Présence et immortalité de Gabriel Marcel, Paris, Flammarion, 1959, p. 5-7, réédition en 1991 par l’Association Présence de Gabriel Marcel.]. Or, quand on se penche de plus près sur la question, il y a plus de « philosophie », donc d’amour de la sagesse dans ce qui suit que dans les pages indigestes de maints philosophes consacrés : « Je viens de rencontrer Goldmann chez Gabriel Marcel, puis nous nous sommes promenés, ensuite nous sommes entrés dans un café. Il m’a accompagné jusqu’à chez moi. C’est un homme qui a un certain charme. Pendant vingt ans il m’a fait une réputation d’antisémite, et m’a créé énormément d’ennuis. En une heure nous sommes devenus amis. Que la vie est curieuse ! » (Cahiers, p. 695)

Pas de date précise, mais cette note a été prise par Cioran entre le 1er et le 7 mars 1969, soit il y a un peu plus de 45 ans. Le miracle se passe, comme nous venons de l’entendre, chez Gabriel Marcel, et il faut en l’occurrence parler de quelque chose de miraculeux, les autres allusions à ce que Lucien Goldmann a fait endurer à Cioran relevant du cauchemar : « L.G. — mon ennemi le plus acharné qui ne cesse de me calomnier depuis une vingtaine d’années. Il a créé le vide autour de moi ; les critiques qui m’avaient soutenu me détestent, plus aucune revue ne me demande ma collaboration. Il m’a empêché d’entrer à la Recherche, il m’a fait perdre plus d’un ami. Et cependant je lui dois beaucoup. Sans sa campagne de dénigrement, tout aurait été trop facile pour moi, j’aurais aujourd’hui un nom, c’est-à-dire que je serais un cadavre. Je le suis peut-être aussi comme ça, mais d’une autre façon, plus honorable, du moins à mes yeux. Je serais entré à la Recherche, j’aurais fait une thèse, donc rien du tout. Je dois, oui, mes livres, à L.G., et si j’existe d’une certaine façon, c’est grâce à lui. J’entends exister non pas tant littérairement que spirituellement. L’isolement par rapport aux hommes qui comptent, le sentiment d’être rejeté, en dehors, à côté, d’être un paria, — tout cela est bienfaisant à la longue. Si je ne me méprise pas tout à fait — n’est-ce point réconfortant d’en être redevable à quelqu’un qui s’est spécialisé dans la haine de moi ? » Et une centaine de pages plus loin, donc quelques années plus tard, il note dans la même veine : « Mon ennemi numéro 1, mon détracteur en titre, ce calomniateur professionnel, L.G. fait le tour du monde et me sape aux yeux de quelques amis que je crois avoir par-ci par-là… Aimez vos ennemis… Mais si cela était possible, il y a longtemps que le paradis serait instauré sur terre. En réalité, nous haïssons tout le monde : amis et ennemis, avec toutefois cette différence que nous ne savons pas que nous haïssons nos amis. Mais nous les haïssons d’une certaine façon. » (Cahiers, p. 456-457)

Qu’est-ce à dire ? S’attarder sur ce qui précède ne m’éloignera pas de mon propos initial, la question de l’histoire, ici, étant au cœur du propos subjectif de Cioran qui, en écrivain, précisément en sujet écrivant, illustre ce que Jacques Rancière nomme « la tâche impossible d’articuler en un seul discours un triple contrat »[2. Jacques Rancière, Les Noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, éditions du Seuil, 1992, p. 23-24.] — un contrat scientifique, un contrat narratif et un  contrat politique. Cioran y parvient par son style et la puissance de sa pensée. Les suiveurs quant à eux butent à tout instant sur leur petitesse. Et ce sont ces trois contrats qui se trouvent bafoués par les délateurs, collabos et autres policiers de ce siècle qui ne sera ni religieux ni idéologique, mais bêtement nihiliste. Un siècle de tristes, assommantes et petites bouchées froides.

 *Photo : wikicommons.



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent La colonisation, c’est ici et maintenant
Article suivant Sarkozy : retour piégé
est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Poète, prosateur, essayiste, traducteur et chroniqueur littéraire, il enseigne la langue, la civilisation et la littérature françaises à l’École Normale Supérieure de Tunis.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération