Jeudi 24 juillet 2014-26 ramadan 1435
Cela fait dix ans jour pour jour que ma tante maternelle Rachida n’est plus. Je m’en souviens comme si c’était hier. Dix ans déjà. Et dire qu’il y a dix ans, nous nous étonnions que dix ans auparavant son époux, oncle Hédi, soit décédé à un jour près, soit le 25 juillet 1994.
La question de Luis Jorge Jalfen et la réponse de Cioran me rappellent toutes les deux la célèbre et néanmoins mystérieuse interrogation de Hölderlin, « Pourquoi, dans ce temps d’ombre misérable, des poètes ? » :
Alors, dans un fracas de foudre, ils surgiront. Mais jusqu’au jour de leur venue,
Le sommeil souvent me paraît moins lourd que cette veille
Sans compagnon, cette fiévreuse attente… Ah ! que dire encor ? Que faire ?
Je ne sais plus, — et pourquoi, dans ce temps d’ombre misérable, des poètes ?
Mais ils sont, nous dis-tu, pareils aux saints prêtres du dieu des vignes,
Vaguant de terre en terre au long de la nuit sainte.[1. Friedrich Hölderlin, « Le Pain et le Vin », in Élégies, trad. par Philippe Jaccottet, François Fédier, Gustave Roud et Michel Deguy, in Œuvres, éd. publiée sous la direction de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1967, p. 813.]
Qui aurait une réponse satisfaisante à une question pareille ? Personne, je crois… Pour ma part, non que je n’en aie point, je préfère seulement vivre en poète, habiter le monde en poète, me battre en poète, quitte à mourir — toujours en poète. Nul besoin de répondre à cette question ou à tant d’autres qui se posent et s’imposent à tout instant. Vivre et habiter le monde suffisent, même si certaines nouvelles sont décourageantes et atrocement affligeantes. Est-il normal que vingt partis aient signé mardi matin, à l’Hôtel de ville de Tunis, à la Kasbah, en présence du président de la république provisoire, Moncef Marzouki, et celui de l’Assemblée Nationale Constituante, Mustapha Ben Jaafar, ainsi que de nombreux chefs de missions diplomatiques, une « Charte d’honneur » en vue des élections à venir ? Qu’est-ce à dire ? Et surtout à quoi bon ? Le texte n’ayant pas été divulgué, nous soupçonnons toutefois les clauses de ladite charte. Ce serait en somme un mensonge sur l’honneur, les dés étant pipés et les cartes truquées d’entrée de jeu. C’est que les deux gros légumes, Ennahdha et Nidaa Tounès, feront feu de tout bois et se donneront tous les moyens pour l’emporter. Il n’y aura pas de fair-play. C’est impossible. Ni les islamistes ni les nouvelles recrues de l’ancien régime venues prêter main forte à Nidaa Tounès ne croient en la démocratie. Soyons francs et avouons que les partis qui joueront la carte de l’honnêteté et de la transparence le feront par manque de moyens ou par naïveté donc inexpérience politique. Ces partis sont les agneaux qui de leur propre gré se livrent aux loups.
Par ailleurs, que le parti auquel j’appartiens, pour lequel je compte et voter et faire campagne ait signé ne m’étonne guère. Nous allons à une nouvelle débandade, puisque non seulement nous n’avons pas décidé de nous présenter seuls et par là même d’aller à la rencontre de notre destin, mais encore nous n’avons pas tranché quant à nos véritables alliés étant partagés entre Nidaa Tounès dans le cadre de l’Union pour la Tunisie et le Front populaire dans le cadre de notre appartenance historique et même pratique à la famille de la gauche tunisienne. Je ne suis évidemment pas d’accord avec ce sentiment ou position, car l’admettre revient à considérer que nous sommes partagés entre des tendances qui s’opposent et se contredisent. Comme je l’ai exprimé dans un éditorial de la revue Alfikrya[2. Cf. « Pour un Front contre l’Ignorance et l’Oubli », in Alfikrya, n°9, mai-juin 2013, p. 2-3.] et dans Hymne national, il faut croire qu’un front uni et unique allant de la droite destourienne à l’extrême gauche révolutionnaire, en passant par toutes les tendances et nuances que nous connaissons en Tunisie, est aussi possible que nécessaire. Ces divisions, ces scissions, ces divergences font l’affaire de la droite la plus extrême, de la droite religieuse et théocratique.
C’est de telles petites bouchées froides que nous allons nous contenter. Des petites bouchées froides de l’ignorance à celles des assassinats. Des petites bouchées froides de la haine à celles des trahisons à répétition. Des petites bouchées froides des accusations en tous genres à celles des velléités masquées et présentées comme des actes de bravoure. Des petites bouchées froides à l’image de ces temps de crise dont Gramsci a défini la teneur : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés. Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »
Ne possédant pas les cinq volumes de Cahiers de prison de Gramsci, je ne suis malheureusement pas sûr de cette citation. Je pense toutefois que la métaphore des monstres surgissant de ce clair-obscur est pertinente et heureuse. Pertinence et bonheur qui doivent nous accompagner dans notre quête, dans notre combat et dans l’art de vivre dont nous devons distiller l’essence pour lutter contre tous ces fous fanatiques semeurs de corruption et de mort. À ce titre, cet aphorisme de René Char est un véritable viatique : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront.»[3. René Char, Rougeur des matinaux, § III, Les Matinaux, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1983, p. 329.]
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