Mardi 22 juillet 2014-24 ramadan 1435
La Gazamania a soudain pris fin en Tunisie. Les attaques terroristes intra-muros d’une part et la frénésie du shopping d’autre part ont fini par avoir raison de ce m’as-tu-vu mâtiné de bons sentiments aussi hypocrites que mensongers. L’indignation est une maladie des temps présents et même à venir. Les réseaux sociaux ne font qu’aggraver ce phénomène auquel un esprit lumineux comme Elias Canetti aurait sûrement consacré de superbes pages autant dans ses journaux que dans ses essais.
Un assassin me couvre d’insultes sur la page Facebook de Causeur. Je regarde de près et constate que ce qu’il dit à mon propos n’est rien en regard des insultes et autres insanités qu’il publie en réaction au texte de Jérôme Leroy, « De Gaulle, reviens, nous sommes devenus fous ! », allant jusqu’à gueuler : « Mort aux Juifs ». Cela me laisse bouche bée… Heureusement que chaque fois que je rencontre ces mots de la haine, j’entends résonner la voix de Philippe Jaccottet : « Je souffre pour un peuple humilié. La voix de son grand poète Mahmoud Darwich me touche profondément. Puis, à la fin d’un défilé parisien pour la Palestine, quand des extrémistes déploient une banderole souillée par l’ignoble inscription “Mort aux Juifs”, je bute, une fois de plus, sur l’inextricable[1. Philippe Jaccottet, Israël, cahier bleu, Fontfroide le Haut, Fata Morgana, 2004, p. 82.] »
Mais ceux qui crient « Mort aux Juifs » n’ont jamais lu Darwich, et je pense qu’au fond, ils ne se soucient guère du sort du peuple palestinien. Ils ne font qu’exprimer leur haine profonde d’un autre peuple et d’une autre culture pour des raisons qui ne peuvent être qu’abjectes et maladives.
Le gouvernement Jomâa décide de fermer les mosquées appelant au jihad, ainsi que les écoles coraniques, les associations, les radios, les télévisions et tous les supports par lesquels le takfir fait florès. Mais qu’est-ce que le takfir, si ce n’est l’anathématisation, c’est-à-dire le fait de considérer une personne comme hérétique et impie, la condamnant à ne plus faire partie de la communauté des fidèles, donc à la peine capitale. Or, si le Gouvernement Jomâa a pris une telle décision, c’est parce que les assassins de Chokri Belaïd, de Mohamed Brahmi et de nos soldats ont fréquenté ces lieux de la haine et de l’embrigadement. Mais pourquoi les personnes chargées de ces lieux n’ont-elles pas été arrêtées et interrogées ? Je suis certain que si tel était le cas, elles auraient été condamnées car incapables, face à la police et aux magistrats, de ne pas employer des notions comme takfir, charia, jihad, taghout… Notions qu’il faudra condamner et pourchasser afin que la paix civile puisse régner. Le mot taghout (الطاغوت), par exemple, sert, dans la littérature djihadiste, à désigner les policiers, gendarmes et soldats garantissant l’ordre et de ce fait veillant sur l’État civil. Il faut alors, aux yeux des salafistes djihadistes, les combattre afin de briser les défenses de l’État. C’est aussi simple que cela. Ainsi, le mot taghout, employé à plusieurs reprises dans le Coran, comme dans la Sourate 16 ou Sourate des Abeilles : « 36. Nous avons envoyé dans chaque communauté un Messager, [pour leur dire]: “Adorez Allah et écartez-vous du Taghout”. Alors Allah en guida certains, mais il y en eut qui ont été destinés à l’égarement. Parcourez donc la terre, et regardez quelle fut la fin de ceux qui traitaient [Nos messagers] de menteurs », ne sert plus à désigner le Mal, c’est-à-dire le Diable en personne, mais ses représentants sur terre, à savoir toutes les personnes qui sont contre la mise en pratique de la charia au sein du califat islamique.
Reçu un message crapuleux de Frédéric Schiffter suite à la parution hier du sixième épisode de ce feuilleton ramadanesque, épisode dans lequel je le mets à nu et divulgue sa petitesse. Hélas, les attaques du « philosophe sans qualités », comme il se fait appeler non sans prétention par référence au grand Robert Musil, sont si faibles que mes réponses sur son mur facebookien les étouffent sans peine. Le verdict de l’assaillant est sans appel : la censure. Ce qui suscite la réaction d’André C., qui suit nos échanges ou plutôt querelles avec beaucoup d’attention : « Et les faits parlent d’eux-mêmes, m’écrit-il, puisqu’il s’improvise censeur maintenant, les masques tombent… »
Parution du septième épisode du journal avec une photo de Gilles Deleuze. Choix judicieux de la Rédaction, d’autant plus que ce que je dis prend de plus en plus de l’ampleur avec le démantèlement aujourd’hui à Albi d’une cellule djihadiste. Un anonyme commente l’épisode en s’en prenant à Causeur, à Élisabeth Lévy, à moi… Toujours les mêmes arguments : haine des Arabes, de l’Islam, complot et j’en baille de belles, des vertes et des pas mûres ! Ce n’importe quoi me révulse, mais j’ai décidé de devenir à mon corps défendant cet « indifférent » dont parle Cioran dans Précis de décomposition, justement dans ce terrible réquisitoire qu’est « Généalogie du fanatisme » : « L’envie de devenir source d’événements agit sur chacun comme un désordre mental ou comme une malédiction voulue. La société — un enfer de sauveurs ! Ce qu’y cherchait Diogène avec sa lanterne, c’était un indifférent. »
Mercredi 23 juillet 2014-25 ramadan 1435
Je constate non sans tristesse que l’arabe — grâce auquel le français a des mots aussi délicieux que profonds à l’instar d’abricot, alchimie, alcool, artichaut, hasard, café, guitare, hammam, orange, pastèque, sirop, sucre, truchement et même ce génial zéro sans lequel rien n’aurait de sens — est en train de donner aux langues du monde des notions liées à la haine, à la terreur et à la mort. Il y a de quoi décourager des esprits lumineux comme Alain Rey, qui a publié il y a quelques mois, avec des calligraphies de mon compatriote et ami Lassaâd Metoui, un superbe volume intitulé Le Voyage des mots, creuset où sont réunis tous les mots français d’origine arabe et persane. Mais, vu ce qui se passe chez nous et un peu partout dans le monde au nom de l’islam, c’est vers une sorte de mascarade que nous marchons à pas sûrs et mesurés. Alain Rey nous rappelle que « le verbe masakha, “transformer, falsifier”, produisant le miskh, “personnage déguisé sous forme animale” » nous amène « à réfléchir sur la nature humaine, du masque mortuaire aux mascarades », ce qui lui permet de conclure sa réflexion sur ceci que les assassins djihadistes ne comprendront jamais : « Que l’apport arabe soit ou non à l’origine du mot italien, français ou bien d’autres langues, son intérêt culturel est majeur. » (Guy Trédaniel éditeur, 2013, p. 411-413.)
Réflexion faite, je ne saurai pas être cet indifférent. Je ne cesse de ruminer et l’actualité m’obnubile l’esprit. Ce journal en témoigne et je suis soulagé que des lecteurs dignes de ce nom, comme André C., m’écrivent pour m’exprimer leur si précieuse sympathie : « On sent que ce n’est pas un vrai-faux journal de poseur fait pour briller. De l’honnêteté et du vrai », et par rapport aux attaques insensés de F. Schiffter : « Le jour où les salafistes débarqueront à Biarritz, il comprendra trop tard que vous ne vous battiez pas contre des moulins. En attendant, sa posture est bien facile ; à n’être impliqué nulle part, on oublie que certaines circonstances nous forcent à agir. »
J’ai relu le volume des Entretiens de Cioran à la recherche d’une formule. Pendant presque trois heures, j’ai plus erré que voulu trouver. J’en ai relevé une bonne vingtaine des plus fortes, des plus pertinentes, des plus significatives de cette œuvre, de cette pensée, de cette vision du monde. Rien à dire, Cioran était un personnage attachant. Mais, ce qui le rend attachant, ce n’est pas le pessimisme, le nihilisme ou je-ne-sais quoi d’autre tant appréciés de certains bien-pensants laudateurs du pire en costard-cravate, c’est son extrême lucidité. Ainsi, à l’écrivain argentin Luis Jorge Jalfen qui lui a posé, en 1982, une question des plus complexes : « Monsieur Cioran, je me demande et je vous demande : quel est le rôle du penseur, en ces temps d’égarement ? », il a répondu : « Seulement de témoigner. Il ne peut avoir aucune influence sur le cours des choses. Il est comme un gendarme qui vient de constater un accident. Tel a été le cas de Montaigne, mais son message est sans effet parmi les penseurs. Il y a des gens qui ont eu un destin intéressant, mais parmi les philosophes, il n’y a pas de sage. L’homme est devenu fondamentalement incapable de sagesse. » (p. 103)
*Photo : AD La Rochelle.
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