Lundi 21 juillet 2014-23 ramadan 1435
Réveillé vers dix heures et demie par un coup de fil de Si Kamel Bouaouina, conseiller municipal chargé de la culture au sein de la Commune de Hammam-Sousse. Il me confirme que la rencontre littéraire autour de mes dernières publications aura lieu ce jeudi à partir de 22h. Prétextant que le ramadan touche à sa fin, il me demande si je suis d’accord de partager la soirée avec A. B., Professeur des Universités originaire de la ville. Je ne dis pas non étant convaincu que c’est ledit Professeur qui refusera. Certes, l’idée est un peu tirée par les cheveux et l’on pouvait s’attendre à un refus de l’un des deux partis ou des deux carrément, vu que le Professeur et moi n’avons rien en commun et que la différence d’âge, ainsi que celles entre nos expériences et travaux respectifs sont notoires. Mais si j’ai dit oui, c’est par malice : je préfère que l’on pense, en cas de refus de l’autre, que le jeune est plus ouvert et surtout moins guindé que son aîné… À vrai dire, le non auquel je m’attendais et entendais venir avec ses gros sabots, relève de la lucidité, puisque je peux sans présomption aucune considérer que j’ai cerné l’ego du monsieur en question, lequel ego a peur de s’effriter devant la désinvolture et le naturel d’un jeune comme moi. Je le sais, je l’ai vu et vécu en sa présence aussi bien lors de rencontres politiques que littéraires. C’est peut-être pour certains un conflit des générations. Oui, même si je préfère parler de différence au niveau de nos visions du monde, ma weltanschauung n’ayant non seulement rien à voir avec la sienne, mais encore étant complètement en opposition avec elle dans la mesure où elle a tendance à la considérer comme caduque, stérile et coupable d’une bonne partie des maux qui nous menacent ces derniers temps. Il se peut que j’exagère, mais je pense avoir le droit d’être aussi radical. Sid’Ahmed [Gasmi], que j’ai revu hier soir après la plage et la rupture du jeûne, ne fait que renforcer cette radicalité qui est devenue une sorte de griffe par laquelle on me reconnaît et avec laquelle on me confond même. Le mot de Cioran, dans Syllogismes de l’amertume, me va comme un gant, tant il résume ma relation avec Sid’Ahmed : « Pour un jeune ambitieux, il n’est plus grand malheur que de frayer avec des connaisseurs d’hommes. J’en ai fréquenté trois ou quatre : ils m’ont achevé à vingt ans. »
Le fait est là, le Professeur a dit non, même si l’ami du conseil municipal ne m’a déclaré les choses qu’à moitié. Tant mieux, me dit Boj, car il sait que j’ai d’autres projets pour cette soirée : inviter mes amies et amis, mettre en avant le jeune et brillant Hatem dont j’apprécie les statuts, analyses, commentaires et diverses publications sur la Toile.
Pris une voiture de louage [sorte de taxi collectif circulant entre les villes en Tunisie] pour rentrer à Hammamet. Alma me manque tant…
Sur le chemin, j’ouvre le paquet que m’a offert la veille Sid’Ahmed. Mon anniversaire est en août, mais il a décidé d’être le premier à me faire un cadeau. Je découvre L’Orient après l’amour de Mohamed Kacimi, récit dont il m’a parlé il y a quelques jours. Le livre semble lui avoir beaucoup plu, mais il ne peut pas s’empêcher d’être critique, comme s’il s’agissait d’une obligation… Je lis la quatrième de couverture et la préface. Cela me semble appétissant, même si je suis mécontent de découvrir cette épigraphe erronée de Cioran : « On n’habite pas un pays mais une langue », la citation exacte étant : « On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre. » (in Aveux et anathèmes, Œuvres, Pléiade, 2011, p. 1031.)
Comme le chauffeur de la voiture de louage conduit à tombeau ouvert et comme nous nous éloignons de plus en plus de Hammam-Sousse, je pense à feu Amir, trouvé mort à Chihuahua au Mexique, à plusieurs kilomètres de notre lieu de naissance commun. Je pense à lui mais sans m’angoisser ou même broyer du noir. Je pense à lui et à moi-même à travers lui. Plusieurs parallélismes doivent être établis : lui décédé si loin et ses parents qui souffrent tant en attendant son rapatriement, tandis que moi je ne suis pas si loin et, lorsque je rentre chez nous à Hammam-Sousse, c’est pour dormir chez Boj, mes relations avec mes parents étant le moins que l’on puisse dire conflictuelles…
Les retrouvailles avec la princesse Alma ont été si belles, si chaleureuses, si tant de merveilleux sentiments inconnus du jeune papa que je suis, que je retiens mes larmes.
Comme cela fait plus d’une semaine que je n’ai pas regardé la télévision, être de nouveau non loin de cette « machine infernale » me semble bizarre… Bizarre n’est peut-être pas le mot, c’est plutôt saugrenu, au sens rabelaisien du terme… Me reviennent à l’esprit ces deux paragraphes extraits de « La privation de sens » de Bernard Noël :
« Le principal agent de la privation de sens est aujourd’hui la télévision. Elle l’est directement à travers l’audience considérable dont elle bénéficie, elle l’est aussi par les comportements qu’elle induit dans la politique, l’économie, les loisirs. Son audience est considérable parce qu’elle n’exige pas d’autre effort que de s’asseoir devant son poste, puis de regarder, d’écouter. Jamais dans l’histoire, il n’avait existé un moyen d’information ou de culture qui s’offre aussi facilement à sa consommation. Cette facilité est évidemment significative dans la mesure où elle a surgi à contre courant de la loi morale élémentaire assurant que rien ne saurait s’obtenir sans effort. Désormais, à toute heure et sans le moindre effort, le téléspectateur obtient des nouvelles, des distractions, des documentaires. Il n’a besoin pour cela que de se mettre dans une situation passive et à se laisser pénétrer par ce qu’il voit. Tout lui est donné sous la forme d’un défilé d’images parlantes, qui défilent autant dans son espace mental que devant ses yeux pour la raison qu’espace visuel et espace mental sont en liaison constante. On peut déjà en inférer très raisonnablement que cette « liaison » ne saurait être neutre et que la pénétration du défilé, jour après jour, à travers les yeux entraîne une paresse à former soi-même des représentations mentales personnelles, donc du sens.
Les images télévisuelles sont par ailleurs le plus souvent des images stéréotypées, et cela dans tous les domaines. Elles invitent par conséquent à se former un système de représentation à leur ressemblance. D’où un épuisement de l’originalité au profit d’une espèce d’imaginaire consensuel composé chez tous des mêmes éléments formatés par la vision des mêmes émissions. Il était de bon ton de trouver excessive ce genre d’analyse mais le directeur de TF1 les a récemment fait paraître modérées en assurant (j’y reviendrai) que son rôle était de “fabriquer des cerveaux disponibles” et donc principalement ouverts aux séductions de la publicité. » (in L’Outrage aux mots, Œuvres II, Paris, P.O.L, 2011, p. 632.)
Je n’ai rien d’autre à dire, sauf ceci peut-être : chez nous plus que partout ailleurs, et ce à cause du jeûne, de la chaleur et d’un réel bombardement télévisuel qui prend pendant le ramadan une envergure plus que jamais assassine, la crétinisation est une réalité, une présence si réelle qu’elle s’anthropomorphise…
*Photo : Imbecillsallad.
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