Petites bouchées froides


Petites bouchées froides

mishima tunisie duras

Mercredi 16 juillet 2014-18 ramadan 1435

Une scène d’adoubement que j’adore, extraite de Kingdom of Heaven, le péplum de Ridley Scott (2005) : « À genoux ! Sois sans peur face à tes ennemis. Sois brave et droit pour être aimé de Dieu. Dis toujours la vérité, même si cela doit te coûter la vie. Sauvegarde les faibles et garde-toi du mal. Tel est ton serment. (Le seigneur gifle l’homme à genoux) Et ceci pour ne pas l’oublier ! Debout, chevalier ! »

Dieu que je voudrais être ce chevalier adoubé, le preux serviteur d’un seigneur et d’une cause. Mais par les temps qui courent, en ces temps de trahisons à répétition, de mensonges généralisés, de haines accumulées, les meilleurs sont aujourd’hui condamnés au statut de rônin. Il est important de rappeler le sens originel des mots, à l’instar de celui de rônin, qui, en japonais, signifie « flottant, libre », et par conséquent bâtard. Oui, un rônin est un samouraï sans maître, c’est-à-dire un samouraï qui a perdu son maître, soit parce que celui-ci s’est séparé de lui l’ayant jugé inapte à son service, soit parce que le maître en question a été tué, ce qui signifie que le samouraï n’a pas réussi à protéger son maître et si tel est le cas, alors il sera inapte à servir qui que ce soit et doit impérativement procéder au suicide rituel, le seppuku. Aussi doit-on s’arrêter sur la signification profonde du mot samouraï, qui n’est rien d’autre que l’infinitif « servir », un verbe à l’infinitif pour désigner un soldat dont la vie, l’existence même n’a de sens que pour servir le maître, le daimyo. Un verbe qui n’attend que la force active du sujet pour être conjugué, mis en branle, devenir actif à son tour.

Pour s’en rendre compte, il faut s’attarder sur le superbe manuel des samouraïs, rédigé par Jocho Yamamoto, Hagakure, ainsi que le très problématique et néanmoins passionnant livre de Mishima, Le Japon moderne et l’éthique du samouraï, et l’essai que Marguerite Yourcenar a consacré à ce dernier, Mishima ou la passion du vide.

Suis à Hammam-Sousse, sans véritable accès à Internet, mais ayant pu consulter ma messagerie électronique, j’ai appris, grâce à un courriel de Daoud B., que la première page de ce journal sera publiée à 17h dans Causeur, accompagnée de la petite note introductive écrite pour l’occasion. J’en suis heureux, voire ravi, dans la mesure où j’attends les réactions des lecteurs de Causeur, amis et ennemis confondus…

22h30. Au café avec Boj, Néjib, Moez. Une partie de rami au cours de laquelle je ridiculise mes amis. Je suis gâté par les cartes et je ne manque pas de bien jouer. Nous avons beaucoup ri. Nos rires d’enfants, dont la moyenne d’âge est de quarante voire quarante-cinq ans, nous fait remarquer dans ce café « semi-touristique » de la zone pseudo-huppée de la route d’El Kantaoui, zone infestée de prostituées en mal de clients en ce saint mois. Mais passons… Soudain l’atmosphère est plombée par une terrible nouvelle provenant du mont Châambi : des soldats auraient trouvé la mort pendant la rupture du jeûne ; pris en traître, ils auraient été victimes d’une attaque au lance-roquettes ; on n’est pas sûr des informations, mais parle d’une vingtaine de morts… Les visages se sont vite fermés. Les rires ont cédé le pas à la tristesse, à l’angoisse et à la haine que nous autres Tunisiens éprouvons de plus en plus à l’égard de ces assassins djihadistes. Je crois être en droit de distinguer les Tunisiens des djihadistes, ces derniers niant les valeurs de la République et voulant nous imposer la charia. Je suis toutefois convaincu qu’ils n’auront jamais gain de cause. Nous, les Tunisiens, les vrais, résisterons jusqu’au dernier souffle pour que ces bêtes surgies des ténèbres retournent à leurs grottes.

 

J’essaye néanmoins de consoler mes compagnons et de dire que chaque nouvelle attaque ou frappe de ce genre témoigne de cette énergie du désespoir des fanatiques dont le sort est scellé. Je m’efforce également de ne pas y penser. Je me rappelle Cioran et ce qu’il dit des kamikazes, des fanatiques et des candidats au martyre :

 

« 5 juin [1969]/ Qu’est-ce qu’un martyr ? C’est un orgueilleux hors pair et un monstre d’égoïsme… intellectuel, car il ne veut ni ne peut concevoir les raisons des autres. Et puisqu’on ne s’incline pas devant sa volonté, il préfère périr que de céder.

 

On peut admirer un martyr, on ne l’apprécie pas. On aime mieux la société d’un sophiste que d’un martyr. Le martyr n’entre pas dans vos raisons, le sophiste, lui, entre dans toutes les raisons.

 

On ne discute pas avec un candidat au martyre.

 

Le fanatisme est la mort de la conversation. » (Cahiers, p. 737)

 

 

Jeudi 17 juillet 2014-19 ramadan 1435

 

2h05. Nour m’appelle pour m’annoncer que, selon les communiqués officiels qu’il vient d’écouter à la radio, deux soldats ont trouvé la mort et cinq autres ont été blessés, alors qu’un seul djihadiste a été abattu. Il est temps, me dis-je, que l’armée et la gendarmerie nationales en finissent avec cette plaie nommée djihadisme. Certes, la volonté politique semble ne pas suivre, mais je pense que — hélas, trois fois hélas plus grâce qu’à cause de ce type d’opérations — ladite couardise politique devra se pourvoir d’une belle paire de burnes afin de ne pas se faire jeter une fois pour toutes par la colère, la nôtre, qui commence à gronder comme pendant l’été dernier après l’assassinat du député feu Mohamed Brahmi et celui de nos soldats au même endroit, le mont Châambi.

Je pense intimement que cette mascarade doit cesser et que les masques doivent tomber — les masques et les têtes qui les portent, cela va sans dire — parce que tout cela nous est étranger et ce qui nous est étranger doit être combattu, un point, c’est tout. Nous devons couper l’organe gangrené afin que tout le corps ne soit pas contaminé. Il est temps de le faire, plus que jamais.

 

5h52. Avec tout ce qui se passe en Tunisie, j’ai l’impression de passer mon temps au chevet d’un mourant ou, au mieux, d’un convalescent. Ce qui est bizarre, c’est que je ne peux pas dire que rien ne va plus pour débrancher le patient ou l’euthanasier ; je ne peux pas non plus dire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, parce que cela consisterait à revenir aux anciennes pratiques de l’ancien régime, c’est-à-dire à une espèce de survie artificielle. Il est encore une fois temps de trouver les bonnes solutions. Il est plus que jamais temps que nous regardions dans le blanc des yeux la bête qui progressivement et à la vitesse de la lumière se transforme en un immaîtrisable monstre. Lui assener le coup de grâce s’impose désormais. Néanmoins, cela sera impossible avec l’absence de toute volonté politique digne de ce nom.

                     

Vendredi 18 juillet 2014-20 ramadan 1435

 

Avec Boj, le grand, l’infini, le poète, le frère, l’ami, le voisin, le cot(h)urne, nous avons vécu, durant ces derniers jours passés ensemble, une espèce de convalescence, à Hammam-Sousse, et nous avons parlé, beaucoup trop parlé même, si bien que la parole, entre nous, désormais, a un autre sens, et cela ne se ressent pas en présence des autres. Les autres, qui sont nos frères, camarades et amis, à l’instar de Néji, Farazdak, Rezaieg, Zakzouk, ne sont pas les autres, ils sont également nous. Mais, il faut que je le dise : Boj et moi, sans parler, sans cligner de l’œil, sans rien signifier, sans quoi que ce soit, nous agissons. Beaucoup de personnes en ces temps d’infamie réagissent, alors que d’autres agissent. Un prétendu philosophe du nom de Frédéric Schiffter semble me chercher noise parce que Roland [Jaccard] m’a adoubé, sans parler des coulisses que je devine déjà par rapport à Causeur… Ses commentaires et prises de parole à mon endroit sont d’une méchanceté maladive, si bien que beaucoup de mes lecteurs et « amis virtuels » ont riposté.

En vérité, je vous le dis : avoir raison, ici en Tunisie ou partout ailleurs, est un tort : le bilan de l’opération assassine s’est élevé à 14 victimes et à une vingtaine de blessés. Dans certaines mosquées inféodées aux salafistes, il y aurait même eu des signes de joie, de triomphalisme… Il faut décidément de tout pour faire un monde : entre un pseudo-philosophe hargneux, jaloux et vindicatif qui veut tuer symboliquement, des assassins fanatisés qui tuent pour de vrai, une militante féministe qui s’est avérée être une mythomane et bonne pour la camisole — nous sommes assiégés au point de ne pas savoir où donner de la tête, et pourtant nous devons ne pas nous laisser surprendre, encore moins abattre par ces crapules.

Boj est dans la cuisine, il prépare à manger pour le souhour, la collation habituelle précédant le jeûne. Ce sera du masfouf, couscous fin qu’on mange sucré avec des raisins ou des dattes ou des fruits secs. Je l’appelle pour lui dire ce poème de Mahmoud Darwich, d’abord en arabe, ensuite en français dans ma traduction : « Ils m’aiment mort afin de pouvoir dire : il était des nôtres et il nous appartenait. J’ai entendu les mêmes pas. Voilà vingt ans qu’ils frappent au mur de la nuit. Ils viennent et n’ouvrent pas la porte. Mais les voilà qui entrent. En sortent trois : un poète, un tueur, un lecteur. — Ne buvez-vous pas de vin ? ai-je demandé. — Nous boirons, ont-ils répondu. Quand me tirerez-vous dessus ? ai-je repris. — Patience ! ont-il répliqué. Ils ont aligné les verres et se sont mis à chanter pour le peuple. — Quand allez-vous commencer mon exécution ? ai-je demandé. — Nous avons déjà commencé, ont-ils répondu. — Pourquoi as-tu attribué à l’âme des chaussures ? — Pour qu’elle marche sur terre, ai-je répondu. — Pourquoi, ont-ils repris, as-tu écrit le poème en blanc, alors que la terre est très noire ? — Parce que trente mers se déversent dans mon cœur, ai-je répondu. — Pourquoi aimes-tu le vin français ? — Parce que je suis digne de la plus belle des femmes, ai-je dit. Ils m’ont alors demandé : Comment souhaites-tu ta mort ? — Bleue comme des étoiles qui s’égouttent du plafond. — Souhaitez-vous plus de vin ? — Nous boirons, ont-ils répondu. J’ai alors dit : Je vous demanderais d’être lents, de me tuer petit à petit afin que j’écrive un dernier poème à l’élue de mon cœur. Mais ils rient et ne volent de la maison que les paroles que je réservais à l’élue de mon cœur. » (« Ils m’aiment mort », in Moins de roses, 1986.)

Boj est en émoi… Je suis heureux qu’il trouve à la fois belle et fidèle la version française. Cioran avait raison de confier, dans l’un de ses entretiens, que lire la poésie, la fréquenter et la vivre permet d’éviter « le desséchement intérieur ». La lecture d’un seul vrai poème, comme celui qui précède, en est la preuve et l’illustration.

*Photo : kyodowc102026.JPG k/NEWSCOM/SIPA. SIPAUSA31265097_000001. 



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est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Poète, prosateur, essayiste, traducteur et chroniqueur littéraire, il enseigne la langue, la civilisation et la littérature françaises à l’École Normale Supérieure de Tunis.

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