Petites bouchées froides


Petites bouchées froides

paul celan allemagne

Un statut d’Emna Rémili, brillante romancière et universitaire arabophone, m’attriste, la détresse qu’il exprime étant celle de toute une partie de l’intelligentsia et même de la nation tunisienne : « Rien ne mérite l’écriture… Rien ne mérite d’être commenté… Rien ne mérite quoi que ce soit… Le vide a réussi à m’engloutir… » Des mots qui me rappellent ceux d’un autre pays, d’une autre langue, d’un autre âge, d’une autre révolution, d’une autre détresse — les mots, le génie, la poésie, la sensibilité, la grandeur, la délicatesse, la faiblesse d’une Marina Tsvetaieva. Sans sa fin tragique, cela va de soi ! Après avoir longuement hésité, je me suis permis de lui écrire ces mots : « Mais non ! Il faut continuer, on doit continuer… » Plus de quatre heures après, j’y pense de nouveau. Oui, les mots d’Emna Rémili résonnent en moi et je ne puis les chasser, encore moins les passer sous silence. Je reviens à sa page Facebook et constate que rien n’a changé. Les mots que j’ai écrits me sautent aux yeux et, comme pour se rebeller, ils me rappellent leurs aînés, ceux de Samuel Beckett : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait, si elle s’ouvre, ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. » (L’Innommable, Éditions de Minuit, 1953, p. 213.)

Mardi 15 juillet 2014-17 ramadan 1435

Mon silence quant à la finale de la Coupe du monde était légitime. Ne voulant pas aligner des platitudes ou des impressions terre à terre, j’ai préféré attendre, question de prendre du recul. Aujourd’hui encore, je n’ai pas grand-chose à dire, sauf ceci peut-être, en partant d’un constat historique : l’équipe qui a remporté ce titre est presque la même qui a affronté et battu par quatre buts à zéro l’Argentine en quarts de finale en 2010. Le travail, la discipline, la continuité et surtout la mentalité imposés par le coach allemand, le très élégant Joachim Löw, ont fini par valoir leur pesant d’or. Et quel or, celui de la médaille et de la Coupe du monde.

Je suis néanmoins choqué que le titre de meilleur joueur du tournoi ait été attribué à Messi. Que le gardien allemand Manuel Neuer ait fait l’unanimité, est très légitime. Mais Messi, si génial soit-il, ne mérite pas ce titre, non seulement parce qu’il n’a pas particulièrement brillé lors de cette compétition, mais encore d’autres joueurs, comme le Hollandais Arjen Robben ou même son compatriote Angel Di Maria, le méritaient de loin. Mais la FIFA a ses raisons que la raison semble ne jamais pouvoir avoir !

Selon un hadith du prophète Mahomet, « un peuple ayant abandonné les commandes à une femme ne prospérera jamais. » Sans doute le prophète avait-il prononcé ce jugement dans un contexte précis. Selon les sources, ces paroles décrivaient l’affaiblissement de l’empire persan sassanide suite à l’intronisation de la fille du shah. Ainsi placées dans un contexte précis, ces paroles ont un sens et peuvent même être considérées comme pertinentes. Ce qui est dramatique, c’est que d’aucuns les considèrent comme absolues et cherchent à les mettre en pratique encore aujourd’hui. À ceux-là, je dis que la tribune officielle du stade Maracaña comptait au moins deux chefs d’État, la Brésilienne Dilma Rousseff et l’Allemande Angela Merkel. Somme toute, et en regard de la misère généralisée où se trouvent les mondes arabe et islamique, on ne peut pas dire que le Brésil et l’Allemagne se portent mal. Mais comme il y a toujours des voix s’élevant pour — plus à tort qu’à raison — disputer et contredire, je m’attends à ce qu’on dise : « L’herbe n’est pas plus verte ailleurs. Et le vert est la couleur de l’islam et l’islam est la solution ! »

Je hais la poussière qui, chez nous plus qu’ailleurs, vient se poser sur les livres et jusqu’entre les pages. Mais il est quelque chose que je hais plus que la poussière, c’est de ne pas trouver un livre. Cela me met hors de moi, me paralyse, me donne des cauchemars même. Croyez-moi, je ne plaisante pas : j’ai rêvé l’autre nuit que j’ai retrouvé un précieux volume de Paul Celan, égaré depuis le déménagement. Le livre quant à lui n’est ni cher ni rare, puisqu’il s’agit du Choix de poèmes de Paul Celan dans la collection Poésie chez Gallimard, mais il est précieux à mes yeux parce que je l’ai depuis sa parution en 1998. J’ai beau chercher des heures durant mais en vain. Je croyais qu’il était à côté des autres titres que j’ai de Celan, sa Correspondance avec son épouse Gisèle Celan-Lestrange, sa Correspondance avec Nelly Sachs, ses recueils, Grille de parole, La rose de personne, ainsi que ces deux textes merveilleux que sont Le Méridien et Entretiens dans la montagne. Tous sont là, sauf celui que je cherche. C’est révoltant ! Et comme un malheur n’arrive jamais seul, je ne retrouve pas non plus un autre titre, Mohamed al-Maghout. Lettres de la faim et de la peur, le superbe livre où Issa al-Maghout, le frère du grand poète syrien, raconte tant de belles anecdotes, de souvenirs heureux et malheureux liés à la vie de celui que nous sommes nombreux à considérer comme l’un des plus grands écrivains, dramaturges et poètes arabes du XXe et peut-être du XXIe siècle. Je dois dans les jours qui viennent mettre une fois pour toutes de l’ordre dans ma bibliothèque. C’est obligatoire, cela s’impose et mon équilibre physique et psychologique en dépend.

 

 



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est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Poète, prosateur, essayiste, traducteur et chroniqueur littéraire, il enseigne la langue, la civilisation et la littérature françaises à l’École Normale Supérieure de Tunis.

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