Le Petit Paradis est à la fois un roman d’apprentissage poignant et une subtile généalogie du totalitarisme.
Anticiper les formes possibles du totalitarisme a donné quelques chefs-d’œuvre dont une sainte trinité incarnée par Nous autres de Zamiatine, Le Meilleur des mondes de Huxley et le 1984 d’Orwell.
Domestiquer le parc humain
Ces textes n’ont pas pris une ride parce qu’ils ont pressenti le désir secret de tout gouvernement : celui de la domestication du parc humain, pour reprendre les termes de Sloterdijk. Pour cela, ils ont une aide précieuse, la technologie. Une idéologie totalitaire assistée par la technologie devient invincible puisqu’elle permet à la fois l’embrigadement, la sélection génétique et la surveillance généralisée.
Joyce Carol Oates, la prolifique romancière canadienne née en 1938, régulièrement nobélisable, vient de donner sa propre version du cauchemar climatisé qui nous guette si l’on n’y prend pas garde dans Le Petit Paradis. Et elle est aussi terrifiante que convaincante puisqu’elle intègre à ce cauchemar une dimension que n’avaient fait qu’entrevoir ses prédécesseurs : la possibilité de créer une réalité virtuelle, de rendre impossible la distinction entre le monde réel et son double numérique.
Chaque citoyen est présumé coupable
Dans Le Petit Paradis, un gouvernement totalitaire règne sur les EAN, les Etats d’Amérique du Nord. Son installation semble avoir été favorisée par une guerre contre le terrorisme. Chaque citoyen est présumé coupable. Il peut, à un moment ou à un autre, disparaître sans motif dans des purges régulières qui frappe au hasard la population, comme à la période stalinienne. Les sigles et les acronymes sont innombrables suggérant une bureaucratie étouffante assistée par ordinateur.
Adriane Strolh, la narratrice, est une lycéenne américaine qui termine ses études. Elle commet une erreur, malgré quelques avertissements de ses proches : en tant que meilleure élève, elle prononce un discours de fin d’année trop brillant où l’on discerne en plus une « Remise en Question de l’Autorité. ». La peine est sans appel, elle sera exilée pour quelques années, avant éventuellement d’être réintégrée dans la société une fois rééduquée, car on sait depuis le Winston de 1984 que pour un pouvoir totalitaire, l’élimination physique est toujours une défaite alors que casser l’individu rebelle pour en faire une loque soumise, là réside la vraie victoire.
Exilés dans le passé !
Seulement, dans les EAN, on ne vous envoie pas au goulag, on vous exile dans le passé. Et c’est ainsi qu’Adriane, sous l’identité de Mary Ellen Enright, et la mémoire partiellement effacée, se retrouve sur un campus en 1959. Joyce Carol Oates, elle-même professeur d’université, a déjà su peindre à merveille, dans Fille noire, fille blanche ou Délicieuses pourritures, la vie des facs américaines et à l’occasion leur côté profondément toxique avec ses rivalités académiques et ses libidos explosives mal refoulées.
Le talent de Oates, c’est d’instiller le doute et la paranoïa chez son lecteur. Marie-Elle/Adriane perd toutes ses certitudes. Qui chez ses professeurs, ses camarades appartient à 1959 ; qui est comme elle, exilé ou qui, éventuellement, est chargé de la surveiller ? Et vit-elle vraiment en 1959 ou dans une hallucination particulièrement élaborée ? Mais surtout Joyce Carol Oates, l’air de rien, montre que cette idée d’une domestication humaine ne date pas d’hier. L’enseignement qui règne en maitre dans ces années-là est celui de la psychologie behavioriste qui veut réduire l’homme à une série de comportements réflexes.
Roman dystopique, roman d’apprentissage poignant, roman d’amour mais aussi généalogie subtile du totalitarisme, vous trouverez tout cela dans Le Petit Paradis chez la décidément très grande Joyce Carol Oates.
Le Petit Paradis, Joyce Carol Oates (Philippe Rey, 2019)
Règles pour le parc humain: suivi de La Domestication de l'être
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