Je sors d’une splendide expo sise au Petit Palais sur « Les bas-fonds du baroque — la Rome du vice et de la misère ». Soixante-dix tableaux d’artistes présents à Rome entre 1600 et 1650, au plus fort de l’esthétique caravagesque — mais pas seulement : des Français venus se frotter aux grands modèles, et qui menèrent là une vie de débauche désargentée (Simon Vouet, Claude Lorrain, Valentin de Boulogne), des Italiens bien sûr, comme Bartolomeo Manfredi, ou des Flamands et des Espagnols de passage, tels Van Laer ou Ribera. Comme dit fort bien le texte de présentation de l’expo, « non plus la Rome du Beau idéal, mais celle d’après nature ». On y apprend en particulier (enfin, moi j’y ai appris — mais mon ignorance est insondable) l’existence de confréries de francs buveurs et noceurs — les Bentvueghels — dont les fêtes, pour ce qui en est représenté, ne devaient pas être tristes. Les confréries bachiques sont légion, et il est significatif que les peintres baroques présentés ici (souvent ces Bamboccianti, les bambocheurs, dont Van Laer était le plus digne représentant) optent pour Dionysos contre Apollon. Le dieu du Cosmos (contre Dionysos, dieu du Chaos) triomphera surtout dans la seconde moitié du siècle. Poussin — présent à Rome à la même époque, mais qui n’a voulu y voir que l’ordre antique et les canons officiels du Beau — postule Apollon au centre de sa célèbre Inspiration du poète, que Lagarde & Michard mirent en couverture de leur XVIIème siècle, choisissant d’occulter tout le baroque, ou presque. Comme dit le Poète, la lumière « suppose d’ombre une morne moitié ». L’exposition du Petit Palais, c’est la part nocturne du « Grand siècle » — et l’on sort de là en se demandant si l’abus idéologique de soleil, à partir de 1661, n’est pas une escroquerie : musiciens fauchés, buveurs illustres, tricheurs, malandrins (maintes toiles sont consacrées aux sanglants bandits romains), prostituées souvent mineures et gitons dénudés, mages et cartomanciennes, c’est l’envers de l’aristocratie. L’Europe d’en bas. Les gens de peu. Voir Le Mendiant de Ribera, que le peintre exploitera plus tard pour en tirer son Archimède, passant du réalisme à l’Idée, ou plutôt montrant que l’idéal est empreint de misère.
Œuvre emblématique, le tableau d’Anton Goubau, Artistes qui dessinent d’après l’antique et artistes à la taverne, met en scène cette opposition d’Apollon (et des Muses très comme il faut) et de Dionysos et des épaves vautrées dans la vinasse, dans un décor soigneusement antique…
Humour du peintre réaliste qui sait ce qu’on lui demande (de l’Idéal ! De l’Idéal !) mais qui y glisse un fragment de sa vie réelle. Idem pour Le Lorrain, dont on connaît les couchers de soleil splendides sur marines de convention, mais dont on ignore la Vue de Rome avec la Trinité-des-Monts (l’église archi-célèbre au dessus de la Piazza di Spagna, sur les escaliers de laquelle posent tous les touristes en goguette) — avec au premier plan en bas à droite, une scène de prostitution où la maquerelle vend au client des gamines pas même nubiles.
Dans le même genre, le Paysage de ruines avec scène pastorale — en fait, le berger pisse contre un monument romain antique — de Cornelis van Poelenburgh.
C’était à l’époque où Ferrante Pallavicino publiait la Rhétorique des putains — ce qui lui valut, en 1644, à 29 ans, après 56 jours de torture, d’être décapité à Avignon sur ordre du pape : les bas-fonds sont aussi une prise de risque.
L’orgie vineuse de Dionysos est souvent un prétexte pour exposer de l’éphèbe très dénudé : voir le Jeune Bacchus du Pseudo-Salini.
Voir surtout le Jeune homme nu sur un lit avec un chat (si ! Il a osé !) de Giovanni Lanfranco.
C’est autrement plus beau, dans le genre hormosessuel, comme disait Zazie, que les chromos dérisoires de Pierre et Gilles.
Un artiste somme toute classique comme Simon Vouet est tout aussi capable de représenter un Jeune homme aux figues, qui fait la figue de la main droite — geste obscène s’il en est — tout en tenant deux figues (que tient-il donc, en fait ?) de la gauche.
Tout cela pour dire…
Gorki avait écrit les Bas-fonds — et j’ai souvenir d’une belle mise en scène, en 1972 (je venais d’arriver à Paris) de Robert Hossein où je découvris jacques Weber. Je vis plus tard le film de Renoir (1936), plus tard encore celui de Kurosawa (1957 — et Toshiro Mifune, déjà). Le peuple d’en bas surgissait en littérature et au cinéma — comme les mots du bas-ventre avaient jailli sous Rabelais, faisant la figue, pour quelques siècles, au vocabulaire poli et policé de la « belle » littérature : les livres aussi sont partagés entre Apollon et Dionysos.
Mais de ce peuple-là, que reste-t-il aujourd’hui ? Les magazines nous proposent tous des images sur papier glacé, les photographes ne s’intéressent plus à l’envers du décor (alors qu’en 1929-1934, Dorothea Lange, entre autres, avait su fixer sur son reflex les images de la Grande dépression), et les politiques préfèrent ignorer qu’il y a un autre peuple que celui des bobos.
Ah, mais j’oubliais, on a réduit depuis peu la « fracture sociale »… On l’a tellement réduite que la plèbe s’est inventé des amours tumultueuses (et tueuses est bien le terme) avec Jean-Marie l’ineffable, à la grande consternation des bien-pensants. Et on le lui reproche ! Peut-être devrait-on s’intéresser à la France d’en bas — encore faudrait-il qu’il y ait encore en France des artistes, et des politiques dignes de ce nom. Mais ce n’est pas en interdisant d’image les réprouvés, les chômeurs, les ivrognes, les putes d’occasion et de fins de mois, qu’on les effacera du paysage. J’ai même dans l’idée qu’à force d’être ignorée, la marge reviendra un jour en pleine page.
PS. Le catalogue est parfait, d’érudition et de reproduction.
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