Partout, notre histoire nationale s’impose par la majesté de ses monuments et de ses œuvres. Mais, la cancel culture intime l’ordre de détourner le regard, et de débouler certains de ses morceaux d’architecture…
Pour composer un sentiment national, la IIIème République convoqua des figures allégoriques qui incarnent la personnalité de la France. Il faut se souvenir avec émotion de la lettre de Jean Jaurès aux instituteurs qui avaient entre leurs mains « l’intelligence et l’âme des enfants » : « Ils sont Français et ils doivent connaître la France, sa géographie et son histoire : son corps et son âme. Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu’est une démocratie libre, quels droits leur confère, quels devoirs leur impose la souveraineté de la nation. Enfin ils seront hommes, et il faut qu’ils aient une idée de l’homme, il faut qu’ils sachent quelle est la racine de toutes nos misères : l’égoïsme aux formes multiples ; quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse ». Sur cet hymne à la continuité historique, Bérénice Levet prévient que « nul, à proprement parler, ne se retrouve dans la vie de Saint Louis, de Jeanne d’Arc, de Napoléon, mais chacun y trouve en revanche l’étoffe dans laquelle est taillée l’histoire de France. Et c’est en assimilant son épopée, ses discours, ses échecs et ses erreurs aussi, et non le sexe, la sexualité, la couleur de peau de ses acteurs, que l’on devient français »[1]. Elle rappelle la nécessité existentielle d’un enseignement de l’histoire-récit, que soutenait déjà Fernand Braudel. C’est seulement pour qui n’est plus enfant que l’autre histoire, critique, peut prévaloir[2].
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Mieux qu’une race, une nation
Le récit national satisfait donc au « besoin d’enracinement » qui, comme l’a prodigieusement énoncé la philosophe Simone Weil, est « le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine »[3]. Privé de sa filiation historique, l’individu se dissout dans le communautarisme, projection collective de lui-même, alors que « le peuple français est un composé. C’est mieux qu’une race, c’est une nation » (Jacques Bainville, Histoire de France). Le citoyen s’échappe alors de lui-même comme le suggère Romain Gary, « je n’ai pas une goutte de sang français, mais le France coule dans mes veines ». Ce patrimoine immatériel a aussi donné naissance à « l’amour courtois » qui, confinant au marivaudage cache le désir des hommes, mais jette un interdit sur les violences envers les femmes. Se départir de cette prévenance n’annonce pas des temps meilleurs mais le crépuscule d’un modèle à nul autre pareil. La littérature[4], et même les contes de fées, instruisent sur la complexité des rapports humains et sociaux, sur les subtilités des relations amoureuses. Ils aident à dénouer l’écheveau formé par les vicissitudes de nos vies. L’ambition et l’amour foudroyés de Julien Sorel, le désir inassouvi d’Emma Bovary d’accéder à une vie romantique, offrent une grille de lecture des passions et des contraintes sociales qui forment les esprits. Le geste criminel de Thérèse Desqueyroux peut-il recevoir le pardon de l’époux qu’elle tenta d’empoisonner ? La réponse est dans l’analyse fine des singularités. C’est la valeur esthétique de la littérature et la mission heuristique du droit. Bruno Bettelheim, loin de considérer que les contes de fées instituent une « culture du viol », que les néo-féministes assimilent à un continuum entre la galanterie, la goujaterie et l’agression sexuelle, voit en eux une réponse aux angoisses des enfants en les éclairant sur les épreuves de la vie, et sur les efforts à fournir pour les vaincre[5]. Ils participent ainsi de l’œuvre civilisatrice dont il advient « qu’un homme ça s’empêche »[6].
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Marc Bloch avait déjà anticipé la tendance séditieuse en soutenant « qu’il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération » (L’Etrange défaite). Si l’histoire se répète toujours deux fois, la cancel cuture serait alors la farce et non la tragédie puisqu’elle n’a rien d’inéluctable comme la force du destin. Mais, son dessein est funeste car il fabrique des déshérités, devenus étrangers à leur propre culture, des esprits perméables à l’endoctrinement et avides de « bien-pensance » et du « prêt-à-penser » sur le marché des idées-reçues. Cette passion triste est à rebours de la composition française qui, vécue non sans heurts, est décrite par l’historienne Mona Ouzouf[7].
Le peuple et l’esprit français ne veulent pas mourir
L’entreprise de décomposition, dont il n’est pas certain qu’elle soit un produit de la french theory, tellement les philosophes de la déconstruction (Derrida, Deleuze et Foucault)[8] se sont affranchis des identités et de l’empire du sujet, se heurte à l’esprit français de résistance encore à l’œuvre. Il est d’abord celui du citoyen ordinaire confronté à « l’insécurité culturelle », dont la seule évocation fait craindre le procès en populisme, instruit contre la revendication du droit à la continuité historique. Il est également, celui de ces esprits éclairés, parfois dissidents, qui sont le sel de la cité. Cet esprit traduit la volonté d’un peuple de ne pas mourir[9]. Contre lui se dressent la marche forcée vers le wokisme, la contestation du principe de laïcité et le gouvernement des juges contre l’Etat de droit. Ces forces centrifuges auront-elles raison du ciment qui lie la nation ?
Le droit à la continuité historique s’inscrit dans un ensemble plus vaste contenu dans le modèle anthropologique. Or, les dangers qui menacent celui-ci, affectent celui-là. Les idéologies post-modernes ont pour dénominateur commun la négation du genre humain. Sa narration déploie les discours de l’antispécisme, des théories du genre (gender studies) et du racialisme. Ces deux derniers consacrent le phénomène de l’assignation identitaire[10].
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L’antispécisme soutient l’idée que l’humanité et les animaux sont composés d’individus appartenant à la même espèce. Mais, le postulat d’un statut moral commun aux êtres sensibles se heurte à une aporie. En effet, il rabaisse le genre humain autant qu’il engage sa responsabilité sur le devenir du vivant. Or, cette opération n’est pensable qu’en vertu d’une conscience proprement humaine qui anéantit le prérequis antispéciste. L’éradication de la maltraitance animale et la protection de l’environnement, ne doivent pas dépendre de cette idéologie. Le racialisme à l’inverse, réintroduit l’idée de race dans la sphère publique. Les théories du genre dissocient le sexe biologique assigné à la naissance et l’identité de genre jusqu’à l’incitation au changement de sexe chez les adolescents souffrant par exemple d’un trouble de l’identité, de dysphorie de genre. Cette séquence ouvre un scandale sanitaire à venir comme le prévient l’observatoire de la petite Sirène. Arrivé à maturité psychique certains jeunes adultes regrettent leur choix irréversible… Si leur apparence est modifiée, ils n’ont pas réellement changé de sexe, car l’artefact chirurgical et hormonal se heurte à la réalité biologique. Ils se retrouvent alors mutilés. Ne pas dévaler cette pente ne désarme en rien le combat légitime contre les discriminations.
Le grand renversement
Ces théories opèrent un renversement de paradigmes et engagent la lutte contre les dominations occidentales en désignant pour cible le « mâle hétérosexuel blanc ». Sonnent-elles le glas de l’ère judéo-chrétienne, illustrent-elles ce que Chantal Delsol nomme la Fin du christianisme ?
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En d’autres termes, la continuité historique résistera-t-elle au processus de la double inversion que l’auteure met en évidence : « inversion normative menée sous l’égide de la culpabilité, ce qui la rend violente et pleine d’amertume »[11], substrat de « l’inversion ontologique » remettant en cause la signification et la place de l’homme dans l’univers[12]. Rien n’est moins sûr tellement notre histoire a tutoyé l’abime. La guerre de cent ans, les guerres de religions… jusqu’à l’occupation allemande et la collaboration, montrent combien la rhétorique de fin et de la décadence, traverse notre histoire.
Mais, au bord du gouffre, l’esprit de résistance a su s’imposer. Il faut avoir avec Bérénice Levet « le courage de la dissidence » pour promouvoir une recomposition autour des vérités du génie français incarné dans ses œuvres. Encore faut-il donner à l’aimer, et donc à le connaître dans son corps et dans son âme comme le voulait Jean Jaurès dans sa lettre adressée aux instituteurs.
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[1] Bérénice Levet, Le courage de la dissidence. L’esprit français contre le wokisme, Edition de l’observatoire, 2022, p. 138
[2] Ibid. p.151.
[3] Simone Weil, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Gallimard 1949, Folio essais 1990, p. 61
[4] Alain Finkielkraut, L’après-littérature, Stock, 2021 : le philosophe montre que l’idéologie a remplacé la pensée littéraire
[5] Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Pocket, 1999
[6] A. Camus, Le premier homme, Gallimard, 1994, page 66. Voir également « La sagesse des mythes » Luc Ferry.
[7] Mona Ouzouf, Composition française. Retour sur une enfance bretonne, Gallimard, 2009
[8] Voir sur cette question : Après la déconstruction. L’université au défi des idéologies (Actes du colloque), O. Jacob, 2023 ; Jean-François Braunstein, La religion woke, Grasset 2022, p.18 et s.
[9] Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle, Fayard, 2015 ; Christophe Guilluy, Les dépossédés, Flammarion, 2022
[10] Voir en ce sens Elisabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires, Seuil, 2021
[11] Chantal Delsol, Les Editions du Cerf, 2021, p. 69
[12] Ibid. pages 81 et s
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