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Petit éloge du silence

Ou comment résister à l'assourdissante Cordicopolis...


Petit éloge du silence
Image d'illustration Florencia Viadana / Unsplash

Bernanos écrivait, en 1942: « on ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration contre toute espèce de vie intérieure ». Aussi, je vous le dis: thésaurisez vos pépites intérieures dans les coffres-forts de vos âmes, et remettez-vous en au silence pour en laisser béer quelquefois les trésors…


La légende du roi Midas est bien connue: ayant recueilli Silène, il se voit accorder par Dionysos son vœu de transformer tout ce qu’il touche en or. Mais la bénédiction attendue se transforme vite en malédiction, et Midas connaît alors le sort tragique d’un être incapable d’étreindre sans tuer.

Quiconque a jamais parlé ne peut que compatir à l’évocation du sort déchirant qui fut temporairement celui de ce monarque ; car c’est l’humaine condition que d’héberger dans son âme des merveilles, et que de ne pouvoir les vocaliser sans qu’elles s’évanouissent – aussi insaisissables en cela pour nos gorges, que l’eau et le manger en étaient venus à l’être pour le malheur du souverain phrygien -.

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Aussi, ce qu’on ne sait restituer par la plume, quelle folie que de l’espérer donner à entendre de vive voix ! Quelques sentiments, nobles ou délicats, ont momentanément investi votre cœur ? Taisez-vous, insensés : en entrebâillant vos lèvres, vous ne feriez que les laisser s’échapper sans espoir de retour, tels ces vents confiés par Éole à Ulysse pour faciliter sa rentrée à Ithaque, qui finirent dispersés par faute de l’équipage. Gardez donc votre bouche close comme il eût alors fallu conserver l’outre éolienne ; car la parole est une contre-pierre philosophale, qui transforme l’or des cœurs en plomb des propos !

Des silos à silence

Pour ma part, j’ai toujours conçu le silence comme quelque chose dont il fallait faire provision, ainsi qu’on se constitue une réserve d’air avant de plonger dans quelque milieu dont on sait, par avance, qu’il nous sera irrespirable. Je me plais ainsi à imaginer un monde dans lequel on pourrait l’emmagasiner dans des bouteilles, sous pression, et en respirer le gaz oxygénant chaque fois que l’asphyxie nous menacerait. Mieux, même: on en remplirait des silos; et, dans ce pays hypothétique, chaque entrepôt à grains serait consciencieusement doublé d’une structure jumelle, dans laquelle on stockerait non plus des céréales, mais du silence, comme un aliment dont la faim serait semblablement mortelle. Voilà, me dis-je alors, une nation qui serait armée pour affronter toutes les crises.

De là sans doute me vient cette image agricole que je me fais du silence, comme d’un laboureur intérieur, ayant lui aussi sa charrue, pareil à un serf qu’on pourrait s’assujettir pour nous cultiver l’âme, tout en en conservant les fruits, et la propriété. Du paysan d’ailleurs, je lui vois l’opiniâtreté muette et modeste qui ignore les postures autant que les paroles superflues, parce qu’il pèse ses mots et n’agit pas pour un public, se conformant en cela au modèle de la terre qu’il travaille, et qu’il a constamment sous les yeux comme un exemple à suivre, une figure d’autorité à imiter.

Le silence est une moisson

C’est dans l’économie de paroles que naissent et mûrissent les grandes choses : telle est la leçon des semailles, dont la vérité ne s’arrête pas aux champs, et s’étend bien aux hommes. On méprise par trop la valeur des enseignements dont le silence est tout prêt à nous faire part, à sa manière rurale, agissant d’exemple, n’ignorant pas qu’on ne peut hâter les saisons, et acceptant la durée que prend toute chose pour s’accomplir.

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Aussi, je vous le dis : thésaurisez vos pépites intérieures dans les coffres-forts de vos âmes, et remettez-vous en au silence pour en laisser béer quelquefois les trésors. Alors, comme cette poussière d’or qui chaque année, par frottement, s’évapore dans l’air, et enrichit insensiblement tous les hommes tel un encensoir, l’élixir de vos cœurs, placé dans ce flacon, ira parfumer l’air et brumiser les fronts.

Un cataplasme pour jardins de l’âme ravagés

Abandonnez donc vos sentiments les plus purs à la garde du silence, ainsi qu’à une cave vous confieriez vos meilleures bouteilles, pour les mûrir dans sa pénombre. Remettez-les lui ainsi que vous le feriez de graines à un jardinier accompli, chargé d’en ensemencer votre âme ; et attendez sereinement l’infaillible éclosion.

Aucun bachelier n’ignore la célèbre invitation sur laquelle Voltaire conclut son Candide ; mais combien ont appris qu’elle équivalait à la clôture des lèvres ? Vous, en tout cas, ne pouvez plus l’ignorer. Le silence est le suprême cultivateur des cœurs. Hors lui, point de parterres de fleurs, point de roseraies de l’âme. Sa main verte prépare des paradis ; son absence assure des champs d’herbes folles. Le silence est un cataplasme pour jardins de l’âme ravagés…

On cède au bruit comme on cède à la guerre

Bernanos écrivait, en 1942 : « on ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration contre toute espèce de vie intérieure« . Or, de celle-ci, le silence est comme un sanctuaire. Le dialogue avec soi, ce dédoublement intérieur, nécessite d’être extrait du monde ; de se soustraire à sa rumeur, ou de s’y rendre imperméable. Le silence marque alors presque infailliblement la réussite de cet assourdissement du Dehors. C’est ce qui lui vaut l’inexpiable hostilité de la modernité, résolue à régner seule, et à régner partout.

Céline, rapportant l’expérience de Bardamu au sein de l’usine Ford, a cette formule incroyable : « on cède au bruit comme on cède à la guerre« . Tel est l’état des positions. L’époque cherche à faire de nous ses auxiliaires sonores dans la lutte à mort qu’elle a déclaré au silence, ainsi qu’à tous les bruits qui ne sortent pas d’elle. Et dans bien des cas, elle parvient effectivement à s’attacher nos services.

La nostalgie du cordon ombilical

C’est que l’individu moderne soupire après le Ça. Plus précisément, il se languit du sentiment océanique originel qui fut le sien, avant l’expérience de la coupure avec le Tout. Il a la nostalgie de l’unanimisme; il veut en revenir à l’amniotique. Cette conspiration contre toute espèce de vie intérieure est donc loin de l’effrayer ; au contraire, elle le séduit. Mieux, même : il entend prendre part à la conjuration, jouer un rôle actif dans le complot. Sa dissolution dans un grand beat mondial lui tarde ; il a hâte d’aller se perdre dans les décibels, de se fondre dans un grand magma sonore anonymisé.

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Il y a ainsi dans le bruit un effet stupéfiant qu’on ne souligne jamais assez. Les grandes basses rythmiques, en particulier, font l’effet de vous liquéfier littéralement le cerveau; accordées à vos pulsations cardiaques, vous avez même l’impression que c’est un seul et même organe qui bat en vous. C’est l’image de ces rave parties où les participants semblent avoir abdiqué leur individualité en même temps que leur consistance, se mouvant élastiquement comme les terminaisons d’une grande masse gélatineuse, ou guimauvesque. C’est proprement la musique transfrontalière de Cordicopolis, l’hymne œcuménique d’Homo festivus, aurait pu écrire Philippe Muray; la déclinaison sonore de son inépuisable énergie à fabriquer du même, sous les dehors hypocrites de sa mécanique exaltation de l’altérité.

Le 1er janvier 2021, à Lieuron (Ille-et-Vilaine), à environ 40km de Rennes, des jeunes participant à une rave party adressent des doigts d'honneur aux gendarmes © JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP.
Le 1er janvier 2021, à Lieuron (Ille-et-Vilaine), à environ 40km de Rennes, des jeunes participant à une rave party adressent des doigts d’honneur aux gendarmes © JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP.

Des Jérusalems aux portes verrouillées

Aussi, je voudrais insister une dernière fois. C’est de tout un monde souterrain qu’on se coupe en renonçant au silence, ainsi que l’époque nous y invite, pour adopter son étendard décibélique. C’est de tout un univers mystérieux, faits de galeries et de cavernes, qu’on se prive en se pliant au mode de vie bruissant que la modernité a conçu pour nous. Nous pourrions être nos propres Ali Baba intérieurs; mais cela exigerait de nous taire, un moment, le temps de surprendre le secret du silence alors qu’il ouvre magiquement les portes condamnant nos trésors.

Ce serait un bien faible prix à verser pour accéder à de telles merveilles; et pourtant, exprimé en pareille monnaie, il nous paraît exorbitant. Aussi, de même que bien des mânes, faute d’avoir eu sur elles la modeste obole que requérait Charon pour leur passage, durent végéter 100 ans au bord du Styx avant que de pouvoir gagner l’Hadès, bien des âmes resteront, toute leur vie durant, faute d’avoir su se taire, au seuil de leurs Jérusalems intérieures.

Une identique communauté de destin

Mais concluons, nous n’avons que trop tardé. Simone Weil écrivait : « si, par excès de faiblesse, on ne peut ni provoquer la pitié ni faire du mal à autrui, on fait du mal à la représentation de l’univers en soi. Toute chose belle et bonne est alors comme une injure. » Cette remarque d’ordre psychologique m’a toujours paru le sous-titrage nécessaire, aussi bien au Pavillon d’or de Mishima, qu’à l’annonce de la mort de Dieu par le fou du Gai savoir. Mais, parvenu au stade de ce développement, je ne doute plus maintenant qu’il en aille de même du silence[tooltips content= »Autrement dit, que sa meurtrissure, elle-aussi, ne soit l’effet d’un excès de faiblesse. »](1)[/tooltips] ; et l’évidence de leur communauté de destin[tooltips content= »Au Beau, à Dieu, au silence. »](2)[/tooltips] m’apparaît désormais lumineuse. L’existence d’une vie intérieure n’est pas seule suspendue au silence ; le sentiment même du Beau en dépend. Aussi ces trois chandelles seront-elles éteintes d’un même souffle. L’unification du genre humain en sera-t-elle facilitée ? Peut-être. Mais nous réjouirons-nous d’appartenir à cette humanité ?

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