Faut-il vraiment désespérer de la fermeture des petits commerces dans nos bourgs et villes ? Peut-on espérer une grande mutation du commerce de proximité ?
S’il existe quelque chose qui, dans la rue, attire à coup sûr notre attention, nous fait lever le nez de notre téléphone et ralentir notre allure, c’est bien une vitrine vide, surtout lorsque celle-ci semble accompagnée d’un mot sur la porte. Un mot, ou plutôt quelques mots, le minimum, pour annoncer que la boutique en question ferme définitivement ses portes. On prend alors le temps de lire, au mieux surpris, au pire attristé. Pareille scène se rejoue, dans toutes les villes de France, du plus petit village à la plus imposante métropole.
Le Colonel Moutarde va trop sur Amazon
« Quand le commerce part, c’est la vie qui part » a déclaré Alain Di Crescenzo, président de la CCI France en novembre dernier. Sans cautionner le ton inutilement dramatique d’une telle phrase, je pense cependant qu’il met le doigt sur ce qui nous chagrine tant à ce sujet : le commerce physique est indissociable de la vie d’un centre-ville et, si les Français sont nombreux à être attachés à leurs commerces, ils le sont encore plus à l’être à leur ville ou leur quartier.
Bref, une ville sans commerces, c’est une ville qui se meurt et, comme dans une partie de Cluedo, chacun prend plaisir à chercher le coupable, fustigeant les instances politiques, blâmant la conjoncture ou scrutant d’un air accusateur le quidam, perplexe devant ce local vide, qui regarde honteusement ses pieds, persuadé d’avoir bien trop acheté sur Amazon ces derniers temps…
Usual suspects
Le premier suspect semble tout trouvé. Impossible en effet de parler commerce sans évoquer le pouvoir d’achat et sa baisse qui sont sur toutes les lèvres. Certaines entreprises en ont même fait leur cheval de bataille, à grand coups de campagnes publicitaires, et le dos du pouvoir d’achat semble si large qu’on a bien envie de faire peser sur lui tous les maux de la terre, en tout cas, ceux du commerce. Non, l’argent ne disparaît pas ! L’économie est faite de vases communicants : quand certains s’appauvrissent, d’autres s’enrichissent, obligatoirement. L’argent, qui n’est pas dépensé dans un commerce, est dépensé ailleurs, ou épargné, mais, en aucun cas, ne disparaît, appauvrissant brutalement toute une nation, surtout lorsque celle-ci figure parmi les plus riches au monde.
Jeff Bezos, rendez l’argent !
Si ce n’est dans les commerces, où va donc l’argent des Français ? Même si ceux-ci restent champions européens de l’épargne, ils semblent également très enclins à dépenser sur le Net. L’e-commerce semble d’ailleurs cocher toutes les cases du coupable idéal, bien qu’il existe depuis plus de vingt ans et que le commerce physique n’ait pas disparu pour autant. Rares sont désormais les boutiques qui n’ont pas leur propre site d’e-commerce ou un service de click-and-collect. L’avènement du commerce digital a bouleversé le commerce physique, l’amenant à multiplier ses canaux de distribution, mais, si l’on interroge les commerçants sur leurs difficultés, comme l’a fait fin 2023 le CDCF (Conseil du Commerce de France), ils sont plus nombreux à incriminer le prix de leurs loyers ou l’injustice de leur baux commerciaux, qu’à dénoncer la concurrence du Net.
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Parlons justement des institutions locales ou nationales. Il est très rare que les politiques légifèrent au sujet du commerce, et force est de reconnaître que, lorsqu’ils le font, cela fait parfois regretter aux commerçants l’époque où leur devenir n’était pas au cœur des préoccupations. En 2024, le projet de Loi Simplification (LSA) promettait enfin de s’attaquer aux injustices du bail commercial mais ne remet même pas en cause sa clause, tout bonnement scandaleuse, qui permet aux propriétaires de locaux d’exiger de leurs locataires commerçants le paiement de leur taxe foncière[1].
L’avènement des « commerçants engagés »
Revenons-en à notre quidam. Comment en arrive-t-il à s’émouvoir de la fermeture d’un commerce dans lequel il n’a peut-être même jamais mis les pieds, ou si rarement ? Est-il simplement conservateur, nostalgique, ou allergique au moindre changement ? Je ne pense pas. Il faut dire qu’il est aussi un peu concerné. Si le local reste vide, son quartier a alors toutes les chances de gagner en insécurité ou, a minima, de perdre en attractivité. S’il est repris, ce sera probablement par une banque ou un fast-food, l’offre commerciale de nos villes n’étant en effet que le reflet de notre société. Procos, fédération représentative du commerce spécialisé, vient d’ailleurs d’établir un top 10 des enseignes qui ont vu leur chiffre d’affaires exploser en 2023. Parmi elles se trouvent Amazon, Action, Vinted, Shein, Burger King ou encore Stokomani. Pas de quoi être fier.
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Si nos choix de consommation ne sont pas seuls responsables de toutes ces fermetures et faillites, ils n’en demeurent pas moins un rouage essentiel. Choisir de consommer en boutique physique ou de proximité devient de plus en plus un acte engagé, allant souvent de pair avec une quête du produit éthique, de qualité, si possible fabriqué en France ou en Europe. Le consommateur est désormais un consom’acteur qui devrait avoir pleinement conscience de pouvoir, par ses achats, changer le monde, tout du moins, celui du commerce.
Tous ceux qui veulent changer le monde…
Ne faut-il pas chercher également le coupable ailleurs que dans nos lieux communs ? Rappelons que, depuis une vingtaine d’années, les fermetures concernaient essentiellement le commerce indépendant. C’était regrettable, certes, mais, au fond, sans surprise. Chacun y allait de son petit commentaire : peut-être le commerçant aurait-il dû étendre ses horaires d’ouverture, baisser ses prix, ou, tout simplement, être plus aimable ? Cependant, depuis la crise sanitaire de 2020, l’hécatombe s’intensifie et touche désormais des grandes enseignes, que l’on croyait indéboulonnables du paysage commercial. Parmi elles Go Sport, Camaieu, Minelli, San Marina, Orcanta, Burton of London, La Grande Récré ou encore Gap : la liste est longue et malheureusement non exhaustive.
Vous souvenez-vous du fameux « Quoi qu’il en coûte » si cher à notre gouvernement durant la crise sanitaire ? Celui-ci incluait des PGE (Prêts Garantis par l’État) auxquels les grosses structures ont majoritairement souscrit. Depuis, les échéances de remboursement n’ont eu de cesse d’être repoussées, jusqu’à 2023 où il a bien fallu passer à la caisse. Certaines de ces entreprises n’ont malheureusement pas survécu à l’arrachage de ce qui était devenu, pour elles, une perfusion vitale. Le « Quoi qu’il en coûte » semble finalement avoir un prix !
Le commerce dans la peau
Quel est le point commun entre une grande enseigne d’ameublement, une marque de lingerie de luxe et une chaîne de magasins de mode masculine ? Habitat, Burton of London, Orcanta, Chantal Thomass ou encore Maison Lejaby : tous appartiennent en réalité à un seul homme, de ceux qu’on appelle « serial repreneurs » mais que certains médias n’ont pas hésité récemment à qualifier de « fossoyeurs ». Le terme est violent mais justifié car, même si l’on peut leur concéder que la conjoncture n’a pas joué en leur faveur, de récentes investigations mettent en lumière de dramatiques fautes de gestion. Ces deux dernières années, ce sont seulement trois hommes d’affaires qui sont responsables de la fermeture d’environ 1 000 magasins en France et de la disparition d’environ 5 000 emplois. Qui se douterait que l’incompétence de quelques dirigeants puisse avoir des répercussions aussi catastrophiques et modifier durablement le visage de nos centres-villes ? Eux aussi sont coupables et pas assez souvent désignés comme tels.
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Au milieu de tous ces protagonistes qui le mettent à mal, le commerce traditionnel a-t-il encore une chance de subsister ? L’étude du CDCF de 2023 révèle que 75% des clients des boutiques physiques y recherchent de la proximité et du contact humain et 49% d’entre eux les fréquentent dans l’espoir d’être conseillés et de vivre une expérience client personnalisée. Pour eux, aussi étonnant que cela puisse paraître, le produit, ses caractéristiques et son prix, semblent presque devenus secondaires. Dans les magasins, en 2024, on n’achète plus seulement un article mais un service, une expérience d’achat que seule une boutique physique est en mesure de nous offrir.
Que doit-on en conclure ? Le commerce évolue mais ne disparaît pas. Il mute, s’adapte, au gré de la conjoncture, tiraillé entre exigences des consommateurs et choix des politiques ou dirigeants, pour n’être, au bout de compte, que le reflet, plus ou moins triste, de notre société. Quant au commerce de proximité, dont la peau a été maintes fois trop vite vendue, il est toujours vivant et, croyez-moi : il n’a pas dit son dernier mot.
[1] https://www.causeur.fr/projet-de-loi-simplification-commercants-des-baux-pas-si-beaux-280274
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