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La discrimination positive s’impose


La discrimination positive s’impose
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Causeur. Quand on lit l’entretien que vous avez accordé à Libération à propos des insultes racistes contre Christiane Taubira, on a l’impression que le racisme est devenu la « norme » en France et que c’est, entre autres, à cause des « unes » islamophobes des hebdomadaires…

Pascal Blanchard.

Non, le racisme n’est pas la norme en France, et je n’ai pas centré mon propos sur la question de l’Islam, mais la parole raciste a été suffisamment légitimée pour que certaines personnes osent l’exprimer. Certains pensent que, désormais, c’est une opinion « légitime ». Je vous accorde que peu de gens usent de cette parole, mais ils font du bruit. C’est cela qui est nouveau. De même, des millions de gens l’entendent. Les 9 millions de visiteurs de l’Exposition coloniale de 1931 – avec 33 millions de tickets vendus – n’étaient pas tous des « petits colonisateurs racistes », mais tous ont été, à des degrés divers, influencés par le « bain colonial ». Alors c’est peut-être un peu rapide, mais la « libération de la parole », notamment dans certains journaux, crée un climat dans lequel des gens qui étaient jusque-là racistes au fond d’eux-mêmes peuvent penser que leurs opinions sont devenues légitimes, voire « normales ». Et je ne parle pas seulement de stigmatisation de l’islam, mais aussi de « unes » sur l’immigration ou les Roms, sur les « Noirs » ou sur les « clandestins ».[access capability= »lire_inedits »]

C’est non seulement un peu rapide, mais établir une continuité allant des bananes à la critique de la politique migratoire revient à criminaliser la moitié de la France !

Je m’attache à un imaginaire vaste. Pour certains, ces images exprimées en permanence dans les médias opèrent un amalgame incessant : l’islam, les Maghrébins et leur non- respect de la France, les familles qui débarquent, Lampedusa, l’invasion des clandestins, l’échec de l’intégration, les véritables chiffres de l’immigration… Tout cela se mêle et la peur l’emporte sur l’analyse. Nous avons déjà connu des périodes de troubles similaires : à la fin du XIXe siècle avec les massacres d’Italiens (1893) ou l’antisémitisme d’une violence incroyable (affaire Dreyfus ou élection d’élu antijuif), dans les années 1930 avec la chasse aux « métèques » et aux indésirables, dans les années 1970–1980 avec la chasse aux Arabes dans le Sud-Est de la France (1973)…

Le climat dont vous parlez est-il la preuve qu’il y a d’un côté des français de souche apeurés et rétifs au métissage, et de l’autre des descendants d’immigrés victimes des premiers ?

Bien sûr que non ! Et cette expression de « Français de souche » est terrible car elle vise à réinventer un petit Blanc pour recréer la fracture coloniale d’un temps à jamais disparu. Soyons vigilants, sans fuir les problèmes. Vous ne m’entendrez pas opposer des « gentils immigrés » à des « petits Blancs » racistes. Dans La France arabo-orientale, nous rappelons qu’à la fin des années 1930, entre un quart et un tiers des Algériens musulmans en Algérie (dans le cadre du vote séparé du second collège) ont voté pour les partis d’extrême droite, conservateurs ou de la droite nationale (comme le PPF ou le PSF), pour des raisons multiples : contexte inter national, déception du Front populaire et de l’échec du projet Blum-Viollette, propagande antisémite comme à Oran avec l’abbé Lambert, volonté de changer le système colonial, fascination pour l’Italie ou l’Espagne franquiste… C’est un contexte particulier, d’une violence extrême. Nous expliquons également qu’il y a eu des Maghrébins et des Arméniens résistants, et d’autres collaborateurs. Rien n’est simple, il n’y a pas le bien et le mal : le travail de l’historien nous apprend exactement le contraire.

A-t-on le droit de débattre de la crise de l’intégration ? Est-il permis de se demander si certains modes de vie ou certaines pratiques ne font pas obstacle à l’acculturation à la société française ?

Il est légitime de s’interroger sur la capacité de notre pays à intégrer certaines religions ou des populations nouvelles, quels que soient les pays d’origine. Encore faut-il comprendre que l’intégration est un processus extrêmement compliqué, qui interpelle à la fois les populations en place et les populations qui arrivent dans un rapport à deux : « Ai-je envie de toi ? Et est-ce que toi, tu as envie de moi ? » L’essentiel est de poser les questions sereinement en expliquant que les difficultés actuelles sont surmontables, qu’il est nécessaire de réfléchir aux politiques publiques à mettre en place (comme au Canada par exemple). Or, ce n’est pas le cas aujourd’hui ! On entend des discours qui placent Christiane Taubira dans le monde de la nature plutôt que de la culture, ce qui signifie que les Noirs seraient plus proches des animaux que des hommes, donc qu’on ne peut pas être noir et français et encore moins noir et ministre de la République. On stigmatise l’islam et on désigne les musulmans comme de nouveaux Sarrasins. Cela me rappelle l’affaire Dreyfus : forcément traître, parce que juif, le juif devait être exclu de la communauté nationale ! Forcément dangereux, le musulman est à expulser de l’Hexagone. Ici, nous ne sommes pas dans une analyse sereine mais au croisement des héritages racistes ou antisémites, et d’un contexte international de guerre contre le terrorisme (Afghanistan, Libye, Mali…).

À l’époque de l’affaire Dreyfus, des millions de Français, des journaux, des candidats aux élections se déclaraient antisémites. Aujourd’hui, le racisme est hors-la-loi et les attaques contre Christiane Taubira ont suscité un tollé général !

Certes, nous ne sommes plus dans les années 1970–1980 ou au XIXe siècle. Aujourd’hui les femmes votent et il n’y a plus d’indigènes exclus de la citoyenneté. Nous sommes loin de 1973, lorsque l’on tuait des dizaines de Maghrébins par an, loin de 1967 lorsque l’on traitait avec mépris les Afro-Antillais ou que la police réprimait avec violence ceux qui osaient se révolter. Je n’en suis pas moins convaincu qu’une partie des Français – certes très faible – reste encore raciste, en partie par réaction aux progrès de l’égalité. Quand une femme, noire, issue de l’outre-mer, porte une loi sur l’esclavage puis une autre ouvrant le « mariage pour tous », certains se sentent menacés dans leur identité. Dès lors, le racisme issu des temps anciens et des profondeurs du passé colonial refait surface, car, cinquante ans après la guerre d’Algérie, les plaies coloniales restent vives.

Cependant, si l’on compare la France à la Grèce, à l’Italie ou aux pays Scandinaves, beaucoup plus homogènes sur les plans ethnique et religieux, elle est l’un des pays les moins  racistes du monde. Et c’est sans doute notre passé colonial qui nous a accoutumés à l’altérité !

Tout cela n’est qu’hypothèse, mais ce n’est pas parce que nous sommes les « plus tolérants au monde » que nous n’avons pas besoin de décoloniser nos imaginaires. La plupart de nos grands-parents ont vu leur premier Noir ou leur premier Maghrébin dans un zoo humain, c’est un fait. Et derrière le débat sur l’islam, on retrouve encore très souvent le vieux discours sur l’Arabe hérité de notre récit national, de l’alliance du lys et du croissant sous François Ier au voyage en Égypte de Napoléon Bonaparte, trente ans avant la conquête de l’Algérie (1830). « La religion cache ici la race. » Évitons ce genre de dérive, notamment dans les débats sur l’islam, sans fermer les yeux sur les dangers du fondamentalisme…

Si, comme on nous le dit toute la journée, il n’y a pas assez de noirs ou d’arabes à l’Assemblée, dans les médias ou dans l’entreprise, cela signifie qu’il y a trop de… de quoi d’ailleurs ?

Je pense qu’il faut rééquilibrer nos parlements, nos municipalités, nos institutions, pour que ceux-ci ressemblent à la France d’aujourd’hui. Aux États-Unis, c’est grâce à la discrimination positive que des Afro-Américains, des Asiatiques, des Hispaniques et des Amérindiens sont entrés à l’Université ou dans les administrations. Désormais, cette politique n’est plus nécessaire. Si on veut que tous les citoyens aiment la France, la France doit leur ressembler ! Je crois en l’égalité républicaine, mais je crois aussi à l’exemplarité de cette égalité : elle ne doit pas être théorique, mais visible. Nous serons capables de lutter contre tous les extrémismes si nous devenons exemplaires.

Pas forcément. Il est en tout cas problématique de brandir son origine comme une richesse et de s’indigner ensuite parce que cette origine est associée à des phénomènes moins heureux…

On ne peut pas reprocher aujourd’hui à ceux qui sont marginalisés de brandir leurs stigmates en disant : « Je suis exclu en tant que Noir, donc je revendique en tant que Noir. » Il serait en revanche inacceptable de décréter : « En tant que Noir, j’ai droit à… » Mais, il faut reconnaître qu’un immigrant venu d’Europe de l’Est n’arrive pas en France avec le même bagage qu’un Algérien dont les grands- parents étaient des « indigènes ». Leur histoire, leurs rapports à la France, leur mémoire ne sont pas les mêmes. Cela n’excuse rien, cela explique. La République, depuis deux siècles, n’écrit pas la même Histoire pour ces deux immigrations. Les « indigènes », on les a envoyés au front en 1870, en 1914 et pour la libération de l’Hexagone (1943-1945), sans en faire des citoyens, sauf pour une infime minorité. Notre génération a hérité de ces injustices. On peut comprendre que cela effraie certains.

En tout cas, dans votre logique de représentativité, il est compréhensible que les gens aient l’impression que certains quartiers, où les immigrés sont majoritaires, ne ressemblent plus à la France- ce qui ne signifie pas qu’ils soient mieux ou moins bien…

À l’exception des penseurs essentialistes, aucun philosophe, aucun théoricien, n’a jamais expliqué qu’un pays ne devait pas changer ! Qu’on puisse avoir peur de ce changement, ou le déplorer, je peux le comprendre – un nostalgique a le droit d’être nostalgique. Aujourd’hui, dans certains territoires ruraux, les gens sont effrayés parce que des gamins mahorais venus de Mayotte – des « grands Noirs » comme ils disent –, débarquent pour faire leur stage dans l’agriculture et dans les fermes. Les gens ont toujours peur du changement et de la différence. Nous devons changer de regard sur l’Autre sans pour autant désigner à la vindicte ou mépriser celui qui a peur. C’est complexe, mais c’est comme cela que le vivre-ensemble se fabrique.

À tout ramener au colonialisme, à l’esclavage ou à la colonisation, vous réussirez à faire en sorte que dans une classe de 30 élèves, 15 seront considérés comme les héritiers des bourreaux et 15 comme des descendants, de deuxième ou de dixième génération, des victimes !

C’est un peu plus compliqué que ça, mais vous soulevez un problème réel. En vingt-cinq ans, nous sommes passés de ce que Serge Barcellini a appelé (dans La Guerre des mémoires) le temps des « morts pour la France » au temps des « morts à cause de la France ». Cette mutation est née de l’acceptation de l’héritage de Vichy et de la Shoah, actée par Jacques Chirac dans son discours du Vel’ d’Hiv’ de 1995. Aujourd’hui, il faut faire la même chose avec la question coloniale et l’esclavage. C’est complexe, mais c’est en marche depuis quinze à vingt ans. Nous devons sortir d’une lecture raciale de l’Histoire pour que l’Afro-Antillais ne se sente pas le descendant de Banania et que le Blanc ne soit pas perçu comme le descendant de Lyautey !

Nous devons bâtir ensemble un récit commun pour tous ceux qui ont une part de leur identité outre-mer et dans nos anciennes colonies… C’est valable pour les pieds-noirs, c’est valable pour les descendants de migrants du Sénégal ou d’Algérie.

Et que dites-vous à la « majorité menacée », c’est-à-dire aux « de souche » qui voient leurs voitures brûler et réagissent exactement comme toutes les autres communautés ?

Je lui dis que je comprends ses peurs ! Mais les voitures brûlent pour tous… Nous avons un double problème. Certains, parce que la République ne les aime pas, se replient sur leurs identités. À ceux-là, il va falloir imposer des devoirs tout en leur parlant d’amour. Eh oui, d’amour ! Il faudra aussi rappeler la loi (contre les injures et les effractions). Et faire un peu d’histoire aussi, faire entrer l’histoire de France dans ces quartiers, faire entrer ces histoires à la marge dans le grand récit national. Il y a de nouveaux lieux de mémoire à construire. Et à ceux qui pensent que nos valeurs et notre identité sont en péril, il faut répéter inlassablement que la France n’est pas en train de mourir ! Parler de ces histoires, de ce passé, ce n’est pas tuer Clovis, François Ier ou Charlemagne, autant de grands noms que le lecteur retrouvera d’ailleurs dans La France arabo-orientale.[/access]

* La France arabo-orientale, treize siècles de présences du Maghreb, de la Turquie, d’Égypte, du Moyen-Orient et du Proche-Orient. La Découverte. 2013

*Photo: Hannah

 

 

Décembre 2013 #8

Article extrait du Magazine Causeur



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Elisabeth Lévy est journaliste et écrivain. Gil Mihaely est historien.

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