Fran Lebowitz, dans Pensez avant de parler. Lisez avant de penser, se révèle une championne de l’aphorisme au cynisme vachard mais jamais gratuit
On se saurait préciser avec exactitude quelle est la profession de Fran Lebowitz. Elle n’a pas écrit de livre depuis trente ans. Elle se contente de donner des interviews hilarants, où son esprit dandy à base d’humour juif new-yorkais fait mouche à chaque réplique. Touche-à-tout toujours inspirée, elle a porté l’art de la conversation à son degré le plus burlesque, dans la veine de Groucho Marx ou de Woody Allen. Fran Lebowitz est une sorte de sociologue de la dérision, dont le modèle ne serait évidemment pas tant Bourdieu qu’Oscar Wilde. Chez elle, tout réside dans le trait d’esprit, et l’art éphémère de la parole au moment voulu. On pourrait lui appliquer la formule de Balzac quand il évoque les acteurs « qui n’existent que de leur vivant et dont le talent n’est plus appréciable dès qu’ils ont disparu ».
Fran Lebowitz est venue en France au mois de mars dernier, pour présenter au public parisien un livre publié à New York en 1994 et intitulé Pensez avant de parler. Lisez avant de penser. Cette parution en français a été le prétexte tout trouvé pour une soirée au mk2 Bibliothèque, où, rompue à cet exercice, elle a répondu avec son aisance accoutumée aux questions du cinéaste et scénariste Nicolas Saada.
Des aphorismes définitifs
Malgré tout, si, comme moi, vous avez raté ce rendez-vous avec Fran Lebowitz, vous pouvez vous rabattre sur ce livre, Pensez avant de parler, excellent moyen de vous familiariser avec son univers. Il s’agit d’une série de textes, pour la plupart assez courts, qui ont par le passé été publiés dans des magazines américains très célèbres, comme Interview d’Andy Warhol, ou encore Mademoiselle. Toutes sortes de sujets y sont traités, avec une propension pour l’aphorisme définitif. Ce sont parfois seulement des remarques de bon sens, mais qu’on n’a pas l’habitude d’entendre et qu’on hésite à admettre. Par exemple : « La paix intérieure n’existe pas. Seules l’angoisse et la mort existent. Toute tentative visant à prouver le contraire relève du comportement le plus inacceptable. » Souvent, elle aime y mêler une bonne dose de cynisme : « Si vous êtes de ceux qui pensent que songer au suicide est la preuve suffisante d’un tempérament poétique, n’oubliez pas que l’action est plus éloquente que le verbe. » Cela donne aussi des formules assassines à l’égard des pauvres (« En général, le pauvre passe l’été à l’endroit où il passe l’hiver »), ou des enfants (« Les enfants sont les adversaires rêvés au Scrabble, car il est très facile de les battre et très amusant de tricher à leurs dépens »). Elle recourt aussi à l’exagération : « Appeler un taxi au Texas équivaut à appeler un rabbin en Irak. » La pilule est donc amère, on le constate, mais à chaque fois elle passe, grâce à la drôlerie que Fran Lebowitz instille dans chacune de ses observations. On pardonne tout à quelqu’un qui ne se prend pas lui-même au sérieux, et qui n’hésite pas à se mettre en scène dans des situations inconfortables.
Une émule de Diogène
Dans sa préface au Goût de l’humour juif (Mercure de France, 2012), Franck Médioni écrivait : « L’expression humour juif est récente. Elle désigne généralement l’autodérision. Ironie dirigée contre soi, l’humour juif est empreint d’une inquiétude existentielle teintée d’une douce mélancolie […] Remontant à la Torah, aux Talmuds et au Midrash, il s’est diversifié selon les époques, les conditions sociopolitiques et les lieux dans lesquels se sont retrouvées les diverses communauté juives. » L’humour juif appartient donc, dans sa globalité, à ce que la pensée juive a apporté de meilleur au monde. Fran Lebowitz en propose une mouture personnelle, adaptée au microcosme new-yorkais.
Ce qui a retenu mon attention tout particulièrement, dans Pensez avant de parler. Lisez avant de penser, c’est la manière dont l’auteur évoque le thème du désœuvrement. Ce souci constant chez elle (elle a toujours à l’esprit sa condition de dilettante) lui fait atteindre, selon moi, une vraie dimension littéraire. Ainsi lorsqu’elle raconte sa journée (il faut savoir qu’elle ne se lève jamais avant le milieu de l’après-midi) : « 15 h 40 ‒ J’envisage de me lever. Idée aussitôt rejetée car nécessitant un effort physique insurmontable. » Quant au travail en général, elle ose en dire, sans aucun complexe : « Quiconque cherche la dignité dans une vie professionnelle impliquant de servir des hamburgers s’expose à de cruelles déconvenues. Et au risque de se comporter de manière inconvenante. »
C’est très vachard et assez subversif. Diogène n’aurait pas dit mieux.
Fran Lebowitz, Pensez avant de parler. Lisez avant de penser. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty. Éd. Pauvert.
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