L’éditorial d’octobre d’Elisabeth Lévy.
L’enfant est un loup pour l’enfant. La France entière a découvert avec effroi cette vérité vieille comme l’humanité. Bien sûr, cela ne signifie pas qu’il faille s’en contenter. L’institution scolaire et la collectivité doivent protection aux gamins et adolescents victimes de meutes cruelles. Les familles des jeunes qui ont mis fin à leurs jours après avoir été lâchés par l’Éducation nationale méritent justice.
Je pleure donc je suis
Gabriel Attal semble déterminé à secouer une administration qui, non contente d’être experte dans l’art de regarder ailleurs, comme les enfants qui se cachent les yeux pour faire disparaître ce qui leur déplaît, a cru bon de répondre par la menace et l’intimidation à des parents inquiets et impuissants. Tant mieux. On a le droit d’être plus dubitatif sur la batterie de mesures qu’il a présentée. Beaucoup semblent dictées par la conviction qu’on peut faire disparaître la méchanceté et les rapports de forces des cours de récré et, plus largement, éradiquer le Mal sur terre. Ainsi est-il question de dispenser à nos bambins des cours d’empathie, comme si on rendait les gens meilleurs en les sermonnant – jouer sur la peur de la sanction serait peut-être plus efficace. Notre ministre a été très impressionné par le Danemark où, le matin, chaque élève est invité à prodiguer un massage à un camarade : il paraît qu’on est moins porté à harceler quelqu’un qu’on a précédemment massé. En attendant la généralisation du massage scolaire, on pourrait interdire, pour de bon, le téléphone portable en classe au lieu de s’extasier sur les bienfaits du tout-numérique. Cela permettrait au moins de limiter le temps pendant lesquels ces petits anges peuvent écrire des horreurs.
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Comme toujours lorsque l’actualité passe un bon plat susceptible de devenir un « sujet fédérateur », on en mange matin, midi et soir. Résultat, l’extension du domaine du harcèlement est telle qu’on ne sait plus très bien de quoi on parle. Il s’agit désormais de le traquer derrière la moindre moquerie au risque de faire peser sur la sociabilité enfantine une chape de bienséance et de traiter la grande gueule comme le tortionnaire.
La question qui n’a pas été posée
Je pleure donc je suis. Nous nous sommes livrés à une orgie d’émotion, ce qui permet de se sentir meilleurs. J’aimerais savoir combien des indignés qui portent leur cœur en bandoulière ont déjà participé à un lynchage numérique. Passons. Devant une Assemblée tétanisée, le ministre a égrené les noms des élèves qui se sont suicidés après avoir été harcelés, comme s’il s’agissait de soldats morts pour la France. Même les Insoumis n’ont pas moufté. Une élue a ensuite fait vibrer l’Hémicycle en racontant son expérience d’élève harcelée. Au passage, elle a expliqué que, trente ans après, le traumatisme était toujours présent – ce qui est certainement un réconfort pour les enfants harcelés. On a unanimement célébré son courage et sa dignité. Qu’on ne s’y trompe pas, cette dame était sincère et sa souffrance, réelle. Mais l’Assemblée nationale est-elle le lieu idoine pour s’épancher ? Certes, l’émotion n’est pas un crime – qui ne serait ému par le récit de la descente aux enfers d’un enfant ? Elle s’accommode mal avec l’expression publique. Il n’est pas sûr que cette débauche d’excellents sentiments soit d’un grand secours pour les victimes.
Surtout, à trop forte dose, l’émotion empêche de penser. Dans ce flot compassionnel, toute velléité de réflexion s’apparente à de l’insensibilité. On aimerait pourtant savoir si nous sommes en présence d’un phénomène vieux comme le monde, attisé et amplifié par les réseaux sociaux, ou d’une manifestation d’une décivilisation se traduisant par l’effondrement des barrières morales chez un nombre croissant d’individus. À en juger par le nombre de décérébrés qui se filment ou se laissent filmer en train de commettre des atrocités – torturer un chat ou mettre à genou un gosse de 10 ans pour obliger son propre fils à le gifler[1] –, l’éducation (des familles et de l’école) ne remplit plus correctement sa mission de répression des instincts. La célébration incessante des droits individuels, le culte du c’est mon choix ont-ils engendré une génération de barbares et de psychopathes, dépourvus de surmoi, c’est-à-dire d’une instance intérieure capable de dominer l’imperium de leur moi ? Cette question, pourtant sacrément intéressante, n’a pas été posée. Sans doute parce que nous ne voulons pas connaître la réponse.
[1] Récemment une mère d’élève s’en est pris ainsi à un gosse avec lequel son fils s’était battu. Devant une forêt de téléphones portables.