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Pendant la crise, l’Affaire continue


Pendant la crise, l’Affaire continue

Encore une Histoire de l’affaire Dreyfus ? La question qui viendra au lecteur, l’auteur, Philippe Oriol, se la pose d’emblée dans cette somme, dont les éditions Stock publient le premier tome dans le cadre de leur 300e anniversaire[1. Avec plus d’une centaine de livres publiés à l’époque sur Dreyfus (dont les livres de Bernard Lazare, de Clemenceau et de Dreyfus lui-même), Pierre-Victor Stock fut « l’éditeur de l’Affaire ».] Et la réponse de ce chercheur, qui évite la grandiloquence pour lui préférer un travail de fourmi, lisant tout, absolument tout des archives (brouillons de lettres compris !), est que l’Affaire fait désormais partie de nous. C’est l’un de ces événements qui appartiennent autant au présent qu’au passé, que nous traînons avec nous, lui donnant et redonnant du sens, l’interprétant, le triturant mais sans jamais arriver à le classer dans la pile des dossiers archivés – comme la journée des Dupes, le scandale de Panama ou les Trois Glorieuses.

Et puisqu’elle n’est pas près de nous quitter, ce livre de référence est plus que légitime ; il est nécessaire pour mettre de l’ordre dans les découvertes et l’évolution des interprétations. Après tout, qui s’étonnerait que l’on publie un nouveau guide touristique de l’Italie, une décennie après une édition précédente ? L’histoire, comme la géographie, cela s’actualise… Or, dans le cas de l’Affaire, il n’existe aujourd’hui que deux guides complets : celui de Joseph Reinach, acteur de premier plan dans l’affaire et qui a laissé un monumental récit en six volumes publié à chaud entre 1901 et 1908, et celui de Jean-Denis Bredin paru en 1983, c’est-à-dire plus d’une décennie avant que le centenaire de l’Affaire ne donne lieu à une avalanche de colloques, livres et articles ouvrant des perspectives nouvelles.

Mais, plus que tout, le livre de Philippe Oriol est une carte d’état-major, celle de la vaste et ténébreuse forêt des faits, documents et commentaires que constitue cette affaire longue et complexe. C’est aussi une boussole, qui rappelle certains faits indiscutables, car le polémique n’est pas seulement universitaire : un siècle après son déclenchement, « l’Affaire » n’est pas complètement dépassionnée. Ainsi, en plein centenaire de l’Affaire, explose comme un obus dans une tranchée un article paru le 31 janvier 1994, dans une publication de l’Armée de terre (Sirpa Actualités). Signé par le colonel Paul Gaujac, historien militaire et grand spécialiste de la Seconde Guerre Mondiale, ce texte met en doute l’innocence de Dreyfus. Pour l’anecdote, rappelons que lorsque le ministre de la Défense François Léotard décida de relever l’auteur de ses fonctions, l’avocat Georges-Paul Wagner posa la question dans les colonnes du quotidien Présent : « Est-il [Léotard] sûr de l’innocence de Dreyfus ? » – ajoutant que l’arrêt de la Cour de cassation de 1906 « a été pris contre toute jurisprudence ».

L’anniversaire de l’arrêt de 1906 et de la réintégration de Dreyfus dans l’armée française a, lui aussi, engendré une nouvelle polémique, dont le responsable a été l’historien Vincent Duclert, auteur d’une monumentale biographie de l’officier, (Alfred Dreyfus, l’honneur d’un patriote), qui proposait de transférer les cendres du colonel Dreyfus au Panthéon à l’occasion du centenaire. Une idée rejetée par le président de la République, qui suivait ainsi l’argument des opposants au projet, sous prétexte que Dreyfus n’avait fait que subir l’Affaire, et que son statut de victime ne justifiait pas qu’on lui rendît les plus grands honneurs de la République.

Abstraction faite de la polémique, de la querelle entre dreyfusards et antidreyfusards qui perdure et au-delà même de la politique, l’Affaire aura été une étape marquante de la culture politique de la France. Cette dimension essentielle de l’Affaire, Charles Péguy, dreyfusard de la première heure, l’avait exposée de façon prémonitoire dans Notre jeunesse : « Nous prendrons certainement cette grande crise comme exemple, comme référence de ce que c’est qu’une crise, un événement qui a une valeur propre éminente. Ce prix, cette valeur propre à l’affaire Dreyfus apparaît encore, apparaît constamment, quoi qu’on en ait, quoi qu’on fasse. Elle revient malgré tout, comme un revenant, comme une revenante. » Pour l’Eglise, les hérésies portent toutes le nom de celles qui sont apparues dans les premiers siècles de l’ère chrétienne. Pour la France contemporaine, la référence c’est l’Affaire, et elle n’est pas seulement une revenante : elle ne nous quitte jamais.

Au-delà des passions politiques et idéologiques, la France d’aujourd’hui qui n’est plus – et depuis longtemps – divisée entre dreyfusards et antidreyfusards, continue pourtant à vivre l’Affaire, car elle est devenue une référence fondamentale. Peut-on penser en France aujourd’hui sans utiliser le terme « intellectuels » (inventé par les antidreyfusards pour dénigrer leurs opposants) ? Peut-on évoquer une erreur judicaire sans parler du capitaine juif ? Enfin, peut-on être « anti » quelque chose sans se fendre d’un J’accuse ? L’Affaire a été la première manifestation de ce que l’on appelle l’opinion publique (avec médias de masse et mobilisation des consciences individuelles), qui caractérise la vie politique moderne, au même titre que le primat de l’Etat de droit sur la raison d’Etat. « L’affaire Dreyfus, poursuit Péguy, fut une affaire élue. Elle fut une crise éminente dans trois histoires elles-mêmes éminentes. Elle fut une crise éminente dans l’histoire d’Israël. Elle fut une crise éminente, évidemment, dans l’histoire de France. Elle fut surtout une crise éminente, et cette dignité apparaîtra de plus en plus, elle fut surtout une crise éminente dans l’histoire de la chrétienté. » Pour toutes ces raisons, c’est une Affaire sur laquelle il nous faut, encore et toujours, revenir. Et s’il fallait se contenter d’une seule étude sur le sujet, L’Histoire de Philippe Oriol s’imposerait.

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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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