On a eu chaud. Un peu plus et les journalistes envoyés à Pékin pour les Jeux allaient devoir bosser. Imaginez la tête des malheureux, dans leur chambre d’hôtel, privés de leur principale source d’information. Lâchés dans un monde hostile, sans la présence familière de Google obligés d’errer dans une ville où, en plus d’absorber en quinze jours la dose d’oxyde de carbone que leur coach leur concède pour l’année, ils auraient dû se contenter de parler aux autochtones. Lesquels ne sont pas toujours coopératifs : figurez-vous qu’ils sont contents, fiers même, de ces Jeux de la Honte. Faut croire qu’ils sont tous sur écoute. Sinon, c’est sûr, il y aurait un portrait géant de Bob Ménard place Tien An Men.
A la longue, ces manifestations du patriotisme chinois pourraient casser le moral des troupes qui, à Paris, luttent héroïquement contre la dictature. Sevré d’Internet, le reporter dépêché à Pékin pour mettre le spectateur en appétit avant que commencent les « choses sérieuses » et qu’affluent des recettes publicitaires non moins sérieuses n’a guère d’autre solution que de nous infliger des « papiers couleurs ». Et il ne s’en prive pas. Exemple entendu au hasard des ondes : le marché « spécial touriste olympique », juste ce qu’il faut d’exotisme, un chaos digne des Ming et des hôtesses qui jonglent impeccablement avec une bonne dizaine de phrases dans pas mal de langues étrangères. Un entraîneur italien et un athlète américain se fendent de quelques commentaires attendus. Tout le monde est ravi. Ainsi va la Chine nouvelle. Accommodé à cette sauce, tout devient vite kitsch, jusqu’au paysan renvoyé dans son village avec aussi peu de ménagements qu’il en avait été arraché pour contribuer à la construction du grand cirque. Mais je m’égare.
Internet, c’est le cordon ombilical qui relie le reporter au monde, et tout particulièrement à l’ensemble de ses confrères. Pompons-nous les uns les autres. Avec Internet, vous avez l’assurance de ne jamais commettre d’écart par rapport à la doxa : vous savez en temps réel où souffle le vent. Sans ce précieux auxiliaire, on court toujours le risque de dire du bien de ceux qui ont été désignés comme les méchants pendant qu’on était à la piscine. Grâce aux dieux du wifi, l’envoyé spécial sait à la fois ce qui se passe en Chine et ce qu’il convient d’en penser, le tout sans quitter sa chambre d’hôtel. C’est dire si, pour un journaliste, la vie sans web est épuisante.
On ne s’étonnera donc pas que la presse ait unanimement salué la victoire remportée sur le régime chinois après quarante-huit heures d’un d’insoutenable bras de fer. Tout allait bien. Bob Ménard était en vacances. Ingrid Bétancourt aussi. On pouvait même espérer que Siné allait finir par la boucler (sa valise). Voilà que le mercredi 31 juillet, un porte-parole chinois confirme ce que quelques confrères avaient constaté la veille : certains sites ne sont pas accessibles aux journalistes étrangers. En prime, il fait le malin : « On vous avait promis l’accès à Internet, pas à tout Internet ! » Branle-bas de combat dans les rédactions. Pas contents, les confrères : impossible, de Pékin, d’aller sur certains sites que l’on dira donc « sensibles ». Terrorisme ? Pédophilie ? Non, apparemment, ce qui fait peur au régime chinois, c’est l’alliance des grands médias et des grandes boutiques de droits de l’Homme. Dans la première catégorie, bizarrement, tout le monde cite la BBC et la Deutsche Welle (seraient-ils les seuls censurés ? ou les seuls qui manquent réellement ? – dans les deux cas, ce serait vexant pour les autres) ; par ailleurs, on redoute la perspective de Jeux sans Amnesty International et, surtout, sans Reporters Sans Frontières, l’agence d’événementiel humanitaire chargée de leur fournir un supplément d’âme. Interdits de voyage, Ménard et ses troupes ont promis une cyber-manifestation d’enfer. Les malheureux reporters confinés à Pékin veulent en être.
Etranglements indignés, cris d’orfraie et mines d’enterrement. D’un bout à l’autre de cette malheureuse planète, on découvre que les Chinois censurent l’Internet. Un scoop mondial ! Ô temps, ô mœurs, sans compter le reste. « Pékin a roulé le CIO dans la farine. Il faut que les journalistes étrangers puissent travailler correctement », tonne Ménard. Et, divine surprise, les Chinois cèdent. Comme quoi il suffisait de hausser le ton. Congratulations générales et assomption de Robert Ménard. C’est la victoire du courage sur la lâcheté, de la liberté sur l’oppression – le triomphe des droits de l’Homme et du Journaliste.
Si vous aviez mauvais esprit, vous diriez que le dissident chinois, il s’en tamponne que l’envoyé spécial du Bien public ait accès au site de la BBC. Et que le rapport d’Amnesty, pour lui, c’est la vraie vie. Ce ne serait pas faux. Mais ce délicieux épisode révèle autre chose. Visiblement, les dirigeants chinois ont compris que les médias sont le dernier attribut de la puissance de l’Occident. Ils savent qu’on ne peut pas les envoyer paître comme un quelconque gouvernement européen. Il faut les nourrir et leur donner l’illusion qu’ils ont gagné, en un mot les rouler dans la farine. De ce point de vue, l’opération « Censure sur Internet » est parfaite. Premier temps : on serre la vis sur un terrain dépourvu de tout enjeu réel ; deuxième temps : on laisse la contestation enfler ; troisième temps : on revient à sa position initiale en ayant l’air d’avoir fait une concession majeure. En clair, les dirigeants de Pékin lâchent sur ce qu’ils ne peuvent pas contrôler et dont, au demeurant, ils se fichent : ce qu’on dit d’eux en Occident. Peu leur importe que les envoyés spéciaux se donnent des émotions avec la littérature subversive, ce qui compte c’est que les Chinois soient contents. Et pour que les Chinois soient contents, il faut les protéger des propagateurs de mauvaises nouvelles et autres ennemis du libéral-communisme. Les râleurs au trou, les journalistes au centre de presse et les vaches seront bien gardées.
D’accord, cette grande victoire n’a pas changé le sort d’un prisonnier politique chinois ni accru d’un iota la liberté de la presse chinoise. Que ne donnerait-on pas pour améliorer les conditions de travail de ceux qui sacrifient leurs vacances pour nous informer ?
En attendant, tout ça l’a énervé, notre Bobby national. Faut dire qu’il y a de quoi. Auréolé de la défaite infligée à Hu Jintao, il ne doutait pas que, dans la foulée, Nicolas Sarkozy allait se rendre à ses exigences – et pas à la cérémonie d’ouverture. Macache. Non seulement le Dalaï Lama devra se contenter de Carla, mais le président lui, se fadera l’aller-retour pour Pékin. Avec Roselyne Bachelot qui est du genre à parler tout le temps, tu parles d’une partie de plaisir. Il est colère, le Ménard. Le premier à ramasser a été le président du CIO, Jacques Rogge : « un Ponce Pilate, un lâche et un salopard ». Nicolas Sarkozy, désigné comme la tête pensante d’une « coalition de lâches », n’a pas eu droit à beaucoup plus de manières. « Nous ne pouvons que constater la lâcheté du CIO et des dirigeants politiques. Ceux qui ont un minimum de respect pour eux-mêmes n’assisteront pas à la cérémonie d’ouverture. Mais certains en sont réduits à toutes les bassesses avec, en tête, Nicolas Sarkozy. » Prends ça dans les dents. On suppose que RSF ne supportera pas un jour de plus de devoir quoi que ce soit à un gouvernement cumulant lâcheté et bassesse et se fera un point d’honneur de reverser au budget de l’Etat la subvention de 525 000 € qui lui a été allouée, au titre de l’exercice 2007, par le ministère des Affaires étrangères.
Ne parlons pas d’argent. Ménard pense qu’il n’est pas convenable de faire passer l’économie avant les droits de l’Homme. Il a raison. Mais alors, qu’il trouve le moyen de faire taire tous ces gens vulgaires qui ne cessent de réclamer plus de pouvoir d’achat. Si le Pain passe avant les Jeux, où va-t-on ?
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