Pegida (prononcer péguida) est l’acronyme allemand de « Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident ». Cette association a été fondée en septembre 2014, à Dresde, capitale du Land de Saxe, par un groupe de citoyens de cette ville, dirigé par Lutz Bachmann, 41 ans, un repris de justice fréquentant simultanément les milieux d’extrême droite et le milieu tout court[1. Le 21 janvier 2015, Lutz Bachmann annonçait sa démission de la présidence de Pegida après la publication, dans le tabloïd Bildzeitung, d’une photo de lui grimé en Hitler, et la révélation de propos xénophobes postés en septembre 2014 sur sa page Facebook.]. La première apparition publique de cette association a lieu le 20 octobre 2014 : 350 personnes se rassemblent dans le centre-ville derrière l’étendard national noir, rouge et or, en criant des slogans hostiles aux musulmans, protestant contre le détournement du droit d’asile par des réfugiés accusés de piller le système de protection sociale. Ils accusent la classe politique dominante et les grands médias de se faire les complices de cette supposée remise en cause, par l’islamisme radical, des fondements de la culture allemande.
Cet épiphénomène groupusculaire, à la surprise générale, ne reste pas confiné dans le ghetto des néonazis à crâne rasé, qui entraînent derrière eux quelques voyous des stades de foot excités par l’abus de bière. Depuis le mois d’octobre, chaque lundi, à 18 heures, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige, ils se retrouvent plus nombreux sur l’Albertplatz : le 12 janvier, au lendemain des attentats terroristes de Paris, la manifestation réunit plus de 25 000 personnes, et quelques drapeaux bleu, blanc, rouge se mêlent aux bannières de la République fédérale. « Wir sind das Volk ! », « Nous sommes le peuple ! », crie une foule dans laquelle beaucoup avaient, en novembre 1989, battu le pavé de Dresde chaque semaine en criant ce même slogan jusqu’à la chute finale du régime communiste de la RDA. Qui sont-ils ?[access capability= »lire_inedits »] Les enquêtes sociologiques révèlent que les participants appartiennent majoritairement à la classe moyenne, ont bénéficié d’un bon niveau d’éducation, et sont éloignés de la religion, comme beaucoup de citoyens de l’ex-RDA. Paradoxe apparent : Dresde est une ville où la présence d’immigrés musulmans est bien inférieure à celle d’autres métropoles, comme Berlin, Munich ou Cologne.
La science politique allemande, aidée par le génie de la langue, trouve rapidement le concept et le mot pour désigner ce mouvement surgi hors des partis et organisations établis : c’est le soulèvement pacifique de la Wutbürgertum, de la bourgeoisie en colère, le pendant conservateur des Indignés hesseliens.
Dans le reste de l’Allemagne, c’est la stupéfaction et la consternation. Certes, Pegida ne fait pas tache d’huile (ses partisans dans d’autres grandes villes ne parviennent pas à réunir plus de quelques centaines de manifestants). Certes, la riposte, un peu lente à se mettre en branle, finit par mobiliser, au total, plus de monde à l’échelle nationale que les manifs de Dresde. Certes, la chancelière Angela Merkel s’affiche devant la porte de Brandebourg aux côtés des responsables religieux musulmans et proclame que « l’islam fait partie de l’Allemagne ».
Mais le malaise est là, provoqué par la résilience des manifestants de Dresde qui ne se laissent pas intimider par la reductio ad Hitlerum dont il sont l’objet de la part de ce « front antifasciste » rassemblé à la hâte pour sauver l’honneur d’une Allemagne qui se glorifiait, jusque-là, d’avoir échappé à l’émergence d’un parti similaire au FN français, au FPÖ autrichien, ou de diverses formations nationalistes xénophobes entrées en nombre dans les Parlements de l’Europe du Nord.
Alors pourquoi Dresde ? D’abord, et avant tout, parce que cette ville, peuplée de 600 000 habitants, est la Cendrillon de la mémoire historique allemande. Ses souverains, depuis le prince électeur Auguste le Fort, ont eu le génie de les emmener du mauvais côté : avec la Pologne contre la Prusse, avec Napoléon contre les empires russe et austro-hongrois, avec l’URSS dans une RDA dominée par des apparatchiks staliniens issus de toute l’Allemagne. Ni plus ni moins nazie que le reste du pays, Dresde paya le plus lourd tribut de toutes les villes allemandes aux bombardements massifs de la Seconde Guerre mondiale : des dizaines de milliers de victimes civiles et l’anéantissement de l’essentiel de son patrimoine architectural (Frauenkirche, Opéra Semper, etc.). « La Saxe est un sac de farine dont il sort toujours quelque chose si l’on tape suffisamment fort dessus ! », avait dit Frédéric le Grand, qui ne manqua pas de postérité en la matière ! Région industrieuse et créative, elle fut traitée en vache à lait par la Prusse et les autres pouvoirs, de Bismarck à Honecker, en passant par Hitler, dominant ensuite l’Allemagne unie. La société civile, avec constance et courage, parvint à chaque fois à réparer les dégâts provoqués par les maîtres irresponsables et cyniques.
Cependant, c’est une autre particularité saxonne qui permet de comprendre pourquoi Dresde et sa région sont restées imperméables au surmoi « antifasciste » qui interdit aux Allemands de donner libre cours aux passions identitaires, nationalistes, voire xénophobes, que l’on observe ailleurs en Europe. Jusqu’en 1989, cette partie de la RDA n’avait pas accès, pour des raisons géographiques et techniques, aux faisceaux hertziens venus d’Allemagne de l’Ouest. On l’appelait par dérision, à Berlin-Est, Leipzig ou Magdebourg «der Tal der Ahnungslosen », « la vallée des benêts », car ils ne pouvaient pas capter la télévision ouest-allemande, qui permettait à la plupart des citoyens de la RDA d’échapper à la lourde propagande des médias communistes officiels. Les Saxons de Dresde et alentours n’ont donc pas assimilé la doxa ouest-allemande de la « Vergangenheitsbewältigung », mot illisible et inaudible à nos sens francophones, mais fondateur de l’identité allemande moderne. Il signifie l’acceptation de la charge matérielle et morale du passé nazi de la nation de Goethe et de Schiller, et donc de la nécessité de réparations aux victimes. La RDA s’était exonérée de la repentance institutionnelle, en refusant l’héritage au nom de la pureté idéologique et morale de la classe ouvrière désormais victorieuse, et en accusant constamment l’autre Allemagne, celle de Bonn, de complaisance et connivence avec des ex-nazis. Les téléspectateurs est-allemands de l’ARD et de la ZDF, les deux principales chaînes publiques de la RFA, avaient fini, à la longue, par faire leur le traitement ouest-allemand du passé nazi. À Dresde, les gens n’aimaient pas les bonzes communistes, et leur propagande passait par une oreille et sortait par l’autre, mais ils ont été laissés seuls face à leurs blessures mémorielles, et à leurs angoisses identitaires.
Mais il ne faudrait pas en conclure que le reste de l’Allemagne soit insensible à la thématique portée dans la rue pas les Saxons : si le surmoi « antifa » reste suffisamment puissant pour que les gens restent à la maison, leur inquiétude face au durcissement communautaire[2. Les cinq millions de musulmans d’Allemagne, dans leur immense majorité venus de Turquie, se sont radicalisés religieusement avec le recul du kémalisme laïc et la montée en puissance de l’islamisme politique de Recep Tayyip Erdogan.] des musulmans d’Allemagne se manifeste par d’autre canaux. L’énorme succès éditorial du pamphlet de Thilo Sarrazin L’Allemagne court à sa perte, paru en 2010, dont Éric Zemmour s’est inspiré pour son Suicide français, et les foules qu’il attire à ses conférences en sont un exemple. Il est vraisemblable que le rituel des manifestations du lundi à Dresde va s’essouffler, car il ne porte pas, comme en 1989, une revendication simple et radicale comme le départ de la direction communiste de la RDA. Mais on devrait encore entendre parler de la Wutbürgertum.[/access]
*Photo : Jens Meyer/AP/SIPA . AP21683252_000022.
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