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Pédophilie: la face noire de l’Amérique bigote

De la théocratie en Amérique


Pédophilie: la face noire de l’Amérique bigote
Jake Hinkson Photo : Philippe MATSAS / Opale

Dans leurs romans respectifs, Jennifer Haigh et Jake Hinkson explorent la face noire de l’Amérique bigote. Sur fond d’abus sexuels, Au nom du Bien et Le Grand Silence explorent les non-dits du sacerdoce. Portrait des prêtres en pêcheurs tiraillés par leurs faiblesses.


À l’entrée « Prêtres » de son Dictionnaire des idées reçues, qui répertorie les clichés de la société de son époque, Flaubert écrit : « Couchent avec leurs bonnes, et en ont des enfants qu’ils appellent leurs neveux. » Rien de nouveau sous le soleil de Satan. Les serviteurs de Dieu pèchent comme le commun des mortels. Si les écrivains continuent à s’intéresser à l’inconduite du clergé, ce n’est donc pas par obstination ou par mauvais goût. Depuis Flaubert, nous avons eu le temps de construire un autre stéréotype : en plus de faire des enfants à leurs bonnes, les prêtres agressent sexuellement ceux des autres, quand ils ne s’adonnent pas à l’amour du prochain du même sexe. La presse fait son beurre des scandales de pédophilie dans l’Église catholique – nous le mentionnons sans parti pris, nous fiant uniquement à la quantité, à proprement parler prodigieuse, d’articles consacrés à ce sujet, avec plus ou moins de rigueur, plus ou moins de respect à l’égard de la présomption d’innocence.

Les non-dits du sacerdoce

En 2003, l’équipe d’investigation du Boston Globe, a reçu le prix Pulitzer pour avoir prouvé la culpabilité de plusieurs prêtres de l’archidiocèse de Boston, première ville catholique des États-Unis, accusés d’abus sexuels sur mineurs. Relayée à travers le monde, en particulier par le film Spotlight, réalisé par Tom McCarthy en 2015, l’affaire semble être connue de tous et sous tous ses aspects. Jennifer Haigh, sans doute une des voix littéraires les plus puissantes outre-Atlantique, lauréate du prix Pen-Hemingway, prouve le contraire avec Le Grand Silence (Gallmeister, 2019). Dans un registre très différent, l’auteur de romans policiers et, accessoirement, fils d’un prêcheur baptiste, Jake Hinkson, nous entraîne dans un sprint meurtrier derrière Richard Weatherford, pasteur de la First Baptist Church dans une petite bourgade de l’Arkansas. Au nom du Bien (Gallmeister, 2019), le quatrième roman de Hinkson traduit en français, est une photo non retouchée d’une Amérique pieuse et rigoriste, brute et bête, comme on l’aime bien.

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Avec la subtilité et l’audace qui font sa force, Jennifer Haigh emmène son lecteur là où il n’a pas forcément envie d’aller, avec une famille catholique de descendance irlandaise habitant une banlieue de Boston. Les McGann vivent au rythme du calendrier ecclésiastique. Aux grandes fêtes annuelles s’ajoutent les baptêmes et les confirmations des enfants, sans oublier les enterrements des anciens fauchés par la cirrhose du foie – autant d’occasions dont les McGann ne profitent pas pour communiquer. Aussi, quand la réfractaire de la famille, Sheila, découvre dans la presse le nom de son demi-frère, le père Arthur Breen, associé à un nouveau cas d’abus sexuel sur un enfant, elle décide de reconstituer la vie de cet homme discret, comme s’il s’agissait d’un étranger.

Deux récits bien documentés

Adoptant le point de vue de Sheila, la romancière nous prend d’emblée aux tripes. Qu’on soit croyant ou athée, pratiquant ou pas, l’identification opère. Quelle attitude adopter quand un de vos proches est l’objet d’une accusation aussi grave ? Une question à résonnance particulièrement troublante quand elle se rapporte à un individu au parcours sans faute, un curé dévoué et aimé de ses paroissiens, cultivé, fin, fierté de la tribu : « Art était notre apôtre Jean. » Au-delà de cette formule déclamatoire, que sait-on de ces « intendants des mystères de Dieu », pour emprunter le lexique de saint Paul ? Qu’est-ce qu’un prêtre ? « Si vous n’êtes pas catholique – ou peut-être d’autant plus si vous l’êtes – vous vous êtes demandé par quoi peut être possédé un jeune homme pour choisir une telle vie, avec toute cette liste de privations. J’ai posé la question à Art, m’attendant à la réponse passe-partout de l’Église, que les prêtres sont appelés par Dieu. Sa réponse m’a surprise. “Ça aide, m’a-t-il dit, d’être un enfant et de ne pas très bien comprendre ce que l’on perd.” Amour, mariage, foyer, famille : reliez ces points et vous obtenez la forme approximative de la vie de la plupart des gens. Supprimez-les et vous perdez tout espoir d’établir des relations. Vous abandonnez votre place dans le monde », assène Haigh par la bouche de Sheila McGann.

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Remarquablement documenté, Le Grand Silence exploite en partie les non-dits pudiques qui relèguent le sacerdoce des prêtres au domaine du spéculatif. N’avons-nous pas, en effet, entendu dire, ici et là, que la fin du célibat contribuerait à équilibrer – c’est une litote – la psyché du clergé, mise à l’épreuve de façon continuelle face aux tentations charnelles ? La dégringolade criminelle de Richard Weatherford – pasteur, époux, père de cinq enfants – incite à en douter.

«Je suis un chrétien. Je suis un homme de Dieu. Ce que je ne suis pas, c’est un homosexuel»

Aussi immoral et perfide que le père Arthur Breen se révèle en dernière instance, fragile et profondément humain, le pasteur Weatherford, dans Au nom du Bien, affirme en silence ce qu’il n’oserait pas prononcer à voix haute face à un miroir : « Je suis un chrétien. Je suis un homme de Dieu. Ce que je ne suis pas, c’est un homosexuel. Cela n’existe pas, les homosexuels. » Caricatural ? À peine, vu que Weatherford réside dans un trou paumé à majorité baptiste, où on tire son orgueil de la prohibition imposée à tout le comté et où nombre d’imbéciles sont ralliés à la thèse créationniste. Le pasteur Richard avait bien succombé aux charmes d’un jeune homme de l’âge de son propre fils et même envisagé de s’enfuir avec lui. Au paroxysme de la perversité, Jake Hinkson compose le monologue intérieur de son antihéros, que celui-ci déroule en pleine messe pascale, devant le père éploré de sa victime : « Aucune divinité invisible ne s’inquiète de nous, aucun texte ancien ne peut nous sauver. Cet homme a été brisé par la cruauté de la vie, brutalisé par l’indifférence totale de l’univers envers sa souffrance. Il a besoin de quelque chose à quoi se raccrocher, il a besoin de quelqu’un qui le soutienne pour l’empêcher de disparaître dans les régions les plus sombres du désespoir. Il a besoin de moi. »

L’indignation – au demeurant, plus que fondée – que suscitent les transgressions sexuelles, criminelles ou non, de membres du clergé, est sans doute amplifiée par notre besoin de croire qu’il existe des individus qui s’élèvent un rien au-dessus de la bassesse généralisée. Notre colère se nourrit de la déception. Notre troupeau humain, lâche et affairiste, crève de la rareté de ces pasteurs, au sens évangélique du terme, qui sauraient s’occuper exclusivement de la vie spirituelle, nous éclairer sur le mystère du Mal, nous guider à travers le nécessaire combat contre nos propres faiblesses. À défaut, nous avons les écrivains et la littérature, comme la source principale de notre consolation.

Au nom du Bien, Jake Hinkson, Gallmeister, 2019
Le Grand Silence, Jennifer Haigh, Gallmeister, 2019

Au nom du bien

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Juin 2019 - Causeur #69

Article extrait du Magazine Causeur




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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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