Les éditions Hachette, depuis une dizaine d’années, retraduisent la série d’Enid Blyton, le Club des Cinq[1. Merci à mon excellent ami Jean-Rémy Girard pour le travail de dépouillement exhaustif sur le Club des Cinq « nouvelle traduction ». Une toute récente discussion m’a aidé à comprendre combien le traitement infâme infligé par Hachette aux aventures de Claude, Mick, François, Annie et Dagobert l’avait affligé — et je partage entièrement ce sentiment de déperdition. Mais nous au moins savons ce qui se perd. Les enfants voulus par les pédadémagogues modernes ne le sauront malheureusement jamais. Et merci à FG pour la référence à Colette, que j’avais oubliée.]. Non dans un souci de rajeunissement — toute traduction témoigne des modes de son temps, par exemple l’utilisation du « vous » de politesse dans des situations où le français contemporain dirait « tu », le « you » anglais laissant toujours une marge d’interprétation. Non : il s’agit de simplifier la lecture, afin que des gamin(e)s déstructuré(e)s entrent plus facilement dans le récit. En éliminant, par exemple, le passé simple, remplacé uniformément par le présent de narration. En supprimant le « nous » au profit d’un « on » plus immédiatement conforme aux distorsions de l’oral. En « vulgarisant » l’expression — tout en adoptant une pensée politiquement correcte qui élimine parfois des éléments-clés des intrigues — les enfants battus, par exemple, ou la suspicion sur les Gitans, l’un des grands topoi du roman d’aventures enfantines. Ou en raréfiant le vocabulaire — ainsi Le Club des Cinq et les saltimbanques est devenu le Club des Cinq et le Cirque de l’Etoile. « Saltimbanques », c’était trop compliqué. Mais parler avec les mots de l’enfant n’a jamais contribué à améliorer le vocabulaire dudit enfant. Le français des pédagogues, c’est areuh-areuh forever.
Le premier roman un peu long que j’ai lu, c’était les Trois Mousquetaires. Rien que dans les deux premiers paragraphes du premier chapitre, combien de mots pouvaient échapper au petit garçon de 7 ou 8 ans que j’étais alors ? Essayons :
« Le premier lundi du mois d’avril 1626, le bourg de Meung, où naquit l’auteur du Roman de la Rose, semblait être dans une révolution aussi entière que si les huguenots en fussent venus faire une seconde Rochelle. Plusieurs bourgeois, voyant s’enfuir les femmes le long de la grande rue, entendant les enfants crier sur le seuil des portes, se hâtaient d’endosser la cuirasse, et appuyant leur contenance quelque peu incertaine d’un mousquet ou d’une pertuisane, se dirigeaient vers l’hôtellerie du Franc-Meunier, devant laquelle s’empressait, en grossissant de minute en minute, un groupe compacte, bruyant et plein de curiosité.
En ce temps-là les paniques étaient fréquentes, et peu de jours se passaient sans qu’une ville ou l’autre enregistrât sur ses archives quelque événement de ce genre. Il y avait les seigneurs qui guerroyaient entre eux ; il y avait le cardinal qui faisait la guerre au roi et aux seigneurs ; il y avait l’Espagnol qui faisait la guerre aux seigneurs, au cardinal et au roi. Puis, outre ces guerres sourdes ou publiques, secrètes ou patentes, il y avait encore les voleurs, les mendiants, les huguenots, les loups et les laquais, qui faisaient la guerre à tout le monde. Les bourgeois s’armaient toujours contre les voleurs, contre les loups, contre les laquais ; — souvent contre les seigneurs et les huguenots ; — quelquefois contre le roi ; — mais jamais contre le cardinal et l’Espagnol. Il résulta donc de ces habitudes prises, que ce susdit premier lundi du mois d’avril 1626, les bourgeois, entendant du bruit, et ne voyant ni le guidon jaune et rouge, ni la livrée du duc de Richelieu, se précipitèrent du côté de l’hôtel du Franc-Meunier. »
Que pouvais-je bien comprendre à huguenots, endosser, mousquet, pertuisane, et hôtellerie sans doute ? Sans compter contenance, que j’ai dû prendre en un premier temps dans son sens quantitatif, appris à l’école… Et je ne parle pas des noms de lieux (Meung ou La Rochelle ne pouvaient rien dire au petit Marseillais que j’étais), des allusions littéraires, forcément obscures (l’auteur du Roman de la Rose — késaco ?) ou des connotations historiques — le Cardinal ? Quel cardinal ? De quoi décourager un enfant d’aujourd’hui, surtout s’il a fait son entrée en littérature via un Club des Cinq à mobilité intellectuelle réduite.
Il faut le dire avec force à tous les Zakhartchouk qui ont rédigé a minima les programmes de français du collège : jamais un mot inconnu n’a découragé un lecteur — quel que soit son âge. Pus vieux, il vérifie dans un dictionnaire. À 8 ans, j’allais de l’avant — et le sens s’éclairait peu à peu, d’autant qu’un enfant orienté vers la lecture lit et relit. On se souvient du petit Poulou racontant dans les Mots comment il avait « lu » Sans famille sans rien connaître du langage, vers 5 ans, et comment il savait lire à la fin du roman. Les mots entrent en nous par leur fréquentation — et certainement pas par leur non-usage.
Dans la Maison de Claudine, Colette s’amuse à se rappeler les contresens de la narratrice sur le mot « presbytère » :
« Le mot « presbytère » venait de tomber, cette année-là, dans mon oreille sensible, et d’y faire des ravages.
« C’est certainement le presbytère le plus gai que je connaisse… » avait dit quelqu’un.
Loin de moi l’idée de demander à l’un de mes parents : « Qu’est-ce que c’est, un presbytère ? » J’avais recueilli en moi le mot mystérieux, comme brodé d’un relief rêche en son commencement, achevé en une longue et rêveuse syllabe… Enrichie d’un secret et d’un doute, je dormais avec le mot et je l’emportais sur mon mur. « Presbytère ! » Je le jetais, par-dessus le toit du poulailler et le jardin de Miton, vers l’horizon toujours brumeux de Moutiers. Du haut de mon mur, le mot sonnait en anathème : « Allez ! vous êtes tous des presbytères ! » criais-je à des bannis invisibles.
Un peu plus tard, le mot perdit de son venin, et je m’avisai que « presbytère » pouvait bien être le nom scientifique du petit escargot rayé jaune et noir… Une imprudence perdit tout, pendant une de ces minutes où une enfant, si grave, si chimérique qu’elle soit, ressemble passagèrement à l’idée que s’en font les grandes personnes…
— Maman ! regarde le joli petit presbytère que j’ai trouvé !
— Le joli petit… quoi ?
— Le joli petit presb…
Je me tus, trop tard. Il me fallut apprendre — « Je me demande si cette enfant a tout son bon sens… » — ce que je tenais tant à ignorer, et appeler « les choses par leur nom… »
— Un presbytère, voyons, c’est la maison du curé.
— La maison du curé… Alors, M. le curé Millot habite dans un presbytère ?
— Naturellement… Ferme ta bouche, respire par le nez… Naturellement, voyons…
J’essayai encore de réagir… Je luttai contre l’effraction, je serrai contre moi les lambeaux de mon extravagance, je voulus obliger M. Millot à habiter, le temps qu’il me plairait, dans la coquille vide du petit escargot nommé « presbytère »…
— Veux-tu prendre l’habitude de fermer la bouche quand tu ne parles pas ? À quoi penses-tu ?
— À rien, maman…
… Et puis je cédai. Je fus lâche, et je composai avec ma déception. Rejetant les débris du petit escargot écrasé, je ramassai le beau mot, je remontai jusqu’à mon étroite terrasse ombragée de vieux lilas, décorée de cailloux polis et de verroteries comme le nid d’une pie voleuse, je la baptisai « Presbytère », et je me fis curé sur le mur. »
Pour Colette non plus (elle publie la Maison de Claudine en 1922, quand elle a déjà presque 50 ans), « le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat » — la phrase énigmatique qui avait permis en 1907 à Rouletabille d’élucider le mystère de la chambre jaune. Le mot inconnu ne présente d’autre danger pour l’enfant que d’agrandir soudain démesurément le champ de ses hypothèses, et d’entrer dans le plein royaume de la langue. Les pédagogues qui pensent bercer son ennui en lui épargnant l’angoisse du non-savoir sont des faquins, des bélîtres, des marauds, des manants et des cornegidouilles — inutile de connaître exactement le sens de ces mots pour en deviner l’intention.
Parce qu’éliminer les mots peu fréquentés, c’est priver les déshérités des richesses de la langue. C’est leur dire : « Ce n’est pas pour toi ». C’est le temps du mépris — mais toute cette réforme du collège, comme antérieurement celle du lycée, ne manifeste globalement que du mépris pour ceux qu’elle prétend aider en leur maintenant la tête sous l’eau et l’esprit loin des mots. Ni Dumas ni Colette ne font partie de la liste des 535 titres retenus par le Ministère pour les collégiens — qui s’en étonnera ? Rien que de la littérature-jeunesse — le degré zéro de la littérature. Tout au présent de narration. Sans trop de « nous » — beaucoup de « on ». Politiquement corrects. Pas difficiles — surtout pas difficiles ! La défaite de la pensée en action.
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