Pierre-Yves Lozahic, agriculteur au Merzer, 960 habitants, dans les Côtes-d’Armor, avait ensemencé 6 hectares de terre en haricots verts extra-fins. En septembre, les pouvoirs publics lui ont demandé d’« éliminer » cette production maraîchère. Raison de l’oukase : l’embargo russe, réplique aux sanctions européennes dans la crise ukrainienne. Des stocks de beurre qui devaient être exportés en Russie encombraient les « frigos » français, ne permettant pas aux haricots de l’exploitant breton d’y trouver place. Mais tout n’est apparemment pas perdu : « On m’a dit que je serais rémunéré en novembre pour le manque à gagner », veut croire le lésé. Au 20 du mois, il attendait encore.
L’homme, marié, quatre enfants, se pose des questions sur son avenir. Il exerce le métier d’agriculteur depuis plus de vingt ans. L’an prochain, il en aura 50. En mars, il a gambergé une nuit entière, seul, devant son ordinateur, cherchant des solutions. Il voulait « tout vendre », y compris la maison. Sa femme, propriétaire de la maison, a dit : « On la garde. » Pour lui, c’était tout ou rien. « Je ne voulais pas de la fenêtre en voir d’autres travailler mes terres », confie-t-il, ému. Finalement, ils n’ont rien vendu.
L’agriculteur a une tête en granit mais un cœur en compote, à moins que ce ne soit l’inverse. Face au sort qui s’abat, il tient le coup.[access capability= »lire_inedits »] Dans la journée, il reste seul sur l’exploitation, située sur la route de Pommerit-le-Vicomte, à une dizaine de kilomètres de Lanvollon, chef-lieu de canton. Son petit chien Diabolo ne le quitte pas d’une semelle. « C’est mon compagnon, je lui dis tout. » Les « gens » ne peuvent sans doute pas comprendre : un si beau domaine et tant d’ennuis. Un corps de ferme en pierres apparentes, un tracteur de la dernière génération comme en rêvent les gamins pour Noël, une moissonneuse batteuse, 70 hectares de cultures en blé, maïs et colza, deux poulaillers, une chaudière à bois : Pierre-Yves Lozahic a vu grand, peut-être trop grand – dans le secteur, quand ça ne va pas, c’est souvent la faute à « trop grand ».
Les poulaillers, un neuf, grand, et un vieux, plus petit, n’ont pas le rendement désiré. L’agriculteur vendait ses poules et dindons à Doux, le volailler du Finistère sauvé de la faillite fin 2013. Mais il a perdu ce débouché qui lui permettait de voir venir. Doux, qui le tient pour un agitateur, n’a plus voulu de lui. Pierre-Yves Lozahic est syndicaliste, président de la section avicole de la Fédération départementale des exploitants agricoles (FDSEA) des Côtes-d’Armor. Jamais le dernier à monter au front du « dialogue social ». Au plus fort de la bataille, il maintenait la « pression » devant le siège de la société, à Châteaulin. Il revendiquait la poursuite de la production et le paiement des créances aux producteurs, qui comptaient jusqu’à trois lots non payés de volailles livrées. Aujourd’hui, il prend en location des lots de dindons reproducteurs, qu’il reçoit à dix semaines et rend à vingt-huit, à Saint-Jacques Aliments, une filiale du groupe agroalimentaire Le Gouessant. Mais il est très loin des 45 000 poulets produits en 2011, à raison, alors, de sept à huit lots par an. En ce mois de novembre, les jeunes dindons glougloutent dans le petit hangar. Le grand est pour l’heure vide, des plumes au sol témoignent du passage récent des gallinacés.
La chaudière à bois était censée chauffer les poulaillers. Pour amortir plus rapidement l’investissement, l’agriculteur avait pensé fournir du chauffage à cinq maisons alentour qui, avec sa ferme, forment un hameau au sein de la commune du Merzer. Ça ne s’est pas fait. De plus, l’installation est à l’arrêt en raison d’un problème technique. Les remboursements, eux, continuent. Dans la région, deux banques prêtent aux agriculteurs : le Crédit agricole et le Crédit mutuel de Bretagne, le CMB. Pierre-Yves Lozahic a investi 80 000 euros dans la chaudière, 35 autres mille dans la rénovation du vieux poulailler et 35 000 euros dans le développement général de son exploitation. Les traites sur la chaudière atteignent 1 000 euros par mois.
Un litige avec un ancien employé, qui a perdu l’usage de son bras après un accident à la machine servant à hisser les volailles dans les camions, lui a coûté 25 000 euros. « Dans ces cas-là, dit-il, un patron a toujours tort. » Par chance, sa femme, institutrice dans une école privée, a un salaire fixe. « Je n’ai pas voulu la porter caution de la ferme. » Le mari a son honneur, et le bon sens veut qu’on ne mette pas tous ses œufs dans le même panier. Une journée par semaine, il vend des logiciels agricoles à des confrères, un système de guidage GPS aidant aux travaux des champs. Lui-même en possède un, installé sur son tracteur. Les renseignements ainsi fournis permettent de gérer l’ajout d’engrais de manière automatique et « dans le respect de l’environnement ».
Pierre-Yves Lozahic est issu de l’agriculture moderne, l’intensive, celles des Trente Glorieuses, qui paraît aujourd’hui bien vieille à beaucoup, tout acquis qu’ils sont au bien-produisant. Dans la famille paysanne française, il est le « méchant », et il ne supporte pas qu’on le juge ainsi. « Il n’y a pas de méchants », tranche-t-il. Comme tant d’autres, il a adhéré dans sa jeunesse au « parti unique », la FNSEA, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, et n’en a pas démissionné depuis. Il n’aime pas qu’on le prenne pour un « pollueur » ; d’ailleurs, les algues vertes qui font tellement tache sur les côtes bretonnes sont, dit-il, en diminution. « Ça fait quinze ans que le virage pour une agriculture plus saine a été pris », affirme-t-il, quand la réalité s’obstine encore çà et là à démontrer le contraire.
L’agriculteur a pris conscience de certaines choses. Sûrement un peu contraint et forcé. La chaudière, par exemple, c’était pour économiser l’énergie. Sur ses parcelles offrant les moins bons rendements, il a planté du miscanthus, une sorte de roseau qui, broyé, sert de litière aux poulaillers. L’écologie et le porte-monnaie en sortent a priori gagnants. Il est devenu un adepte des « techniques culturales simplifiées », les TCS. « Je ne laboure plus du tout mes champs [les socs de la charrue ont fait place à une sorte de herse, NDLR], les micro-organismes de la terre en sont moins bouleversés, explique-t-il, convaincu. Bien sûr, on utilise des engrais – les nitrates – et des fongicides, mais pas plus qu’il ne faut. » Pierre-Yves Lozahic a l’impression de faire son maximum pour la sauvegarde de la nature. Il comprend d’autant moins les contrôles tatillons qui lui bouffent la vie. Un jour, il se fait reprendre parce qu’il a planté « 3 mètres carrés » de céréales trop près d’un cours d’eau qu’il faut tenir à distance des écoulements chimiques, un autre, c’est une date imposée pour l’épandage du fumier récupéré dans les poulaillers, quand le cycle naturel, et notamment les pluies, demanderait qu’on épande au moment le plus judicieux. Toute cette paperasse infantilisante qui s’empile, c’est à devenir fou. Cela fait un an que Pierre-Yves Lozahic n’a pas pris de vacances, ni même un jour de vrai repos, dit-il. Il a une caravane au bord de la mer, à Plouha, où vont sa femme et ses enfants, l’été.
Le 5 novembre, il a participé à la journée d’action « Y’a le feu dans nos campagnes », pour protester contre les contrôles administratifs « abusifs ». Avec d’autres agriculteurs du département, il a allumé un feu à Saint-Brieuc, le chef-lieu des Côtes-d’Armor. Dans un coin de sa maison dort un bonnet rouge, tel l’anneau de Tolkien. Il était de sortie contre l’écotaxe. « Nous aussi, les agriculteurs, on était partis pour contribuer, avec tous les transports que nécessitent nos activités. On n’a pas voulu », rappelle le bientôt quinquagénaire.
Il y a trente ans, Pierre-Yves Lozahic avait des envies de voyages. Il n’était pas destiné à l’agriculture : ses parents, des paysans atteints dans leur santé, l’avaient dissuadé de prendre leur suite. Il devait fréquenter une école technique à Lamballe, sur la route de Saint-Brieuc à Rennes. Mais comme les parents avaient eu une mauvaise expérience avec l’aînée, partie étudier à Saint-Brieuc, à une trentaine de kilomètres du Merzer, tout un chemin à l’époque, il avait été décidé en fin de compte que le jeune Pierre-Yves s’inscrirait dans une école d’agriculture proche de la maison. Il fit tout de même un stage de quelques mois dans une ferme au Danemark. Puis un autre aux États-Unis, dans l’État du Minnesota. De retour dans les Côtes-d’Armor, on l’appelait « l’Américain ». À 20 ans, il avait des projets de grands départs ; la destination qui le faisait rêver, c’était le Niger. Et puis, la famille a mis le holà. Il a repris la ferme de l’oncle. C’est-à-dire qu’il l’a rachetée. Son souhait est désormais de laisser une exploitation viable à l’horizon d’une douzaine d’années à ses enfants, qu’ils se destinent ou non à l’agriculture.
À quelques kilomètres de là, à Lanvollon, Rémi Le Mézec, Rémy Le Guen et Joël Le Calvez dirigent ensemble une exploitation de 62 hectares qui possède une soixantaine de vaches laitières. Leur devise – bien faire avant d’en faire plus – renvoie au mouvement dit « de l’agriculture paysanne ». Pas tout à fait le kibboutz, tout de même : ces trois associés travaillent ensemble mais ont chacun leur maison et leur famille. Chacun d’eux est d’astreinte un dimanche sur trois, ce qui en laisse deux de libres à la suite. C’est appréciable. Rémi Le Mézec, 53 ans, appartient à la Confédération paysanne, dont il fut le porte-parole dans les Côtes-d’Armor, un syndicat écolo et plutôt à gauche créé en 1987 en opposition à la productiviste FNSEA, classée, elle, à droite. C’est d’ailleurs cette année-là que Rémi Le Mézec s’est installé à son compte, à Tressignaux, un hameau proche de Lanvollon et de ses 1 500 habitants, à l’endroit où ses parents, agriculteurs également, officiaient avant lui. Rémy Le Guen l’a rejoint en 1992 et Joël Le Calvez en 1999.
Comment font-ils pour vivre à trois sur une surface somme toute assez moyenne ? Quel est le secret de ce feng shui agricole ? La maîtrise, justement. « On fait notre revenu plus avec ce qu’on ne dépense pas qu’avec ce qu’on gagne », explique Rémi Le Mézec. La méthode semble efficace, puisque, à exploitation comparable, le revenu annuel de chacun des trois associés s’élève à 30 000 euros, contre 15 000 seulement pour un agriculteur « classique ». Les épouses des trois hommes exercent toutes des métiers sans lien avec l’exploitation. Quant aux maris, leurs domaines de compétences se complètent : Rémi apporte ses lumières d’ancien comptable, Rémy, avec « y », est un as du bricolage, ce qui est bien pratique pour les réparations, et Joël est un parfait éleveur.
« Au fil du temps, on se rend compte que notre système, ça marche », constate Rémi Le Mézec. Le « ménage à trois » qu’il forme avec ses deux associés étonne un peu dans le paysage briochin, plus habitué au standard « one man, one land », un modèle cependant en pleine débâcle, tant il est difficile de tenir seul une ferme, matériellement et mentalement. « Je ne jette pas la pierre au système, dit-il prudemment pour ne pas blesser des confrères, mais c’est une grande déception que de voir diminuer le nombre d’agriculteurs. » Des paysans se suicident ou tentent de le faire. L’irréparable n’est pas réservé aux désespérés du modèle intensif. Un agriculteur bio, ami de Rémi Le Mézec, s’est donné la mort.
Boléro va bientôt mettre bas. La vache est laissée seule dans un compartiment de l’étable, dite à stabulation libre. Ici, une vache est inséminée tous les quatorze mois, ce qui lui laisse trois mois de répit entre deux portées. À la naissance, le veau est aussitôt séparé de la mère – « ce n’est pas ce dont nous sommes le plus fiers, confie l’agriculteur, mais il vaut mieux le faire immédiatement que deux jours après ». Seuls les veaux femelles restent à la ferme, les mâles finissent chez le boucher. L’an dernier, la production laitière de la ferme de Tressignaux a atteint le record de 480 000 litres, à raison de deux traites par jour, dans la salle automatisée prévue à cet effet. La fin des quotas laitiers approche. Ils avaient été introduits dans les années 1980 quand le trop-produit finissait dans la cuve à purin. Ils seront remplacés par des contrats privés liant les producteurs à des acheteurs.
Les deux Rémi(y) et Joël ne sont pas vraiment des Khmers verts du milieu rural. « On nous considère comme des intensifs dans les organismes d’agriculture alternative et, aux yeux des autres, on passe pour des écolos, parce qu’on fait beaucoup d’herbe et parce qu’on entretient les haies des bocages », résume Rémi Le Mézec. L’herbe ? Non pas la prohibée, mais la verte et tendre, celle dont les vaches et les génisses se nourrissent, sauf pendant les mois d’hiver, passés dans l’étable comme il se doit. Le fourrage étant l’un des postes budgétaires les plus coûteux, des économies appréciables sont réalisées là. Sur 69 hectares de terres, 38 sont plantés en herbe – à raison d’un ensemencement tous les six ans –, 15 en maïs et 9 en blé et orge. Le maïs, difficile de faire sans. « Cela pallie notre manque de surface, justifie Rémi Le Mézec, quand la pousse de l’herbe ne suffit plus. » Les vaches ne le mangent pas frais, mais après qu’il a fermenté sous des bâches, et parfois mélangé à un complément comme le colza, « non transgénique », précise-t-on.
On a peu parlé des subventions européennes de la PAC, la politique agricole commune, qui rentrent environ pour un tiers dans les revenus des agriculteurs. On n’en a pas parlé du tout, même. Les agriculteurs en font rarement état, craignant qu’on les traite d’assistés. Ce soir-là, une représentation théâtrale est donnée à l’auditorium du Moulin de Blanchardeau, à Lanvollon. Il y a un os dans le pâté, c’est le nom de la pièce jouée en divers endroits de France en zone rurale et qui met en scène deux femmes, une mère d’agriculteur et sa belle-fille, une éducatrice qui « n’épaule pas son mari à la ferme ». Tous les clichés et toutes les vérités liés au monde agricole sont ici abordés : les conflits des générations, les subventions, le suicide, la pollution des sols, le cocufiage de l’épouse, à Pigalle, lors du Salon de l’agriculture. Rémi Le Mézec, qui a vu la pièce, a trouvé qu’elle « visait juste ». Pierre-Yves Lozahic l’a vue aussi, un autre soir. Cela permet de mettre des mots sur leur condition de paysans.[/access]
*Photo : wikicommons.
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