Mais où est donc passée la pègre néerlandaise d’antan, longtemps dominée par des individus certes peu recommandables mais pourvus d’un charme menaçant? Eh bien, elle a été grand-remplacée par la bien plus impitoyable Mocro Maffia, issue de l’immigration marocaine. Ridouan Taghi, baron de la drogue, vient d’être condamné à la prison à perpétuité. La correspondance de René ter Steege, en Hollande.
Aux Pays-Bas, le crime organisé d’autrefois a été grand-remplacé par l’impitoyable Mocro Maffia. C’est une des conclusions qui s’imposent à la fin du procès qui s’est terminé mardi 27 février à Amsterdam après six ans semés de rebondissements. M. Ridouan Taghi, accusé d’être le dirigeant d’une puissante nébuleuse criminelle, y a été condamné à la prison à perpétuité bien que se disant innocent. La cour condamna les 16 autres suspects à des peines allant de la perpétuité à un an et neuf mois de prison pour six meurtres, quatre tentatives de meurtres et de nombreux projets d’assassinats avortés. La plupart des victimes étaient soupçonnées par M. Taghi d’être des « indics », des balances.
« Welkom » au bunker
Le procès s’est déroulé dans un ancien immeuble de bureaux surnommé le « bunker », spécialement aménagé pour juger des faits criminels gravissimes. Il est situé dans un quartier d’Amsterdam dominé par la population immigrée marocaine et turque. Le bunker fut, pendant les jours de procès, gardé par des policiers et des militaires cagoulés, en tenue de combat et lourdement armés. C’était du jamais-vu dans un pays dont la sécurité et les institutions démocratiques, judiciaires et médiatiques furent ébranlées par l’hydre criminelle dirigée par M. Taghi.
Ce fils d’immigrants marocains installés dans la ville d’Utrecht est âgé de 46 ans. Ce n’est qu’en 2016 que son nom vient à l’oreille de journalistes spécialisés en affaires criminelles grâce à l’un des leurs. Ce confrère, M. Martin Kok, avec de longs séjours en prison pour homicides involontaires à son actif, s’est reconverti dans un journalisme libre de toute contrainte déontologique. C’est pourquoi son scoop sur ce mystérieux M. Taghi en passe de devenir un parrain du commerce de cocaïne et d’autres drogues ne dépasse pas dans un premier temps la confidentialité de son modeste blog. Mais peu de temps après son scoop, en décembre 2016, M. Kok fut abattu devant le sex-club où il avait ses habitudes.
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Narco terrorisme
À partir de cet assassinat, les grands journaux et autres médias néerlandais braquaient enfin la lumière sur celui qui fuit cette notoriété comme la peste… Le journal De Telegraaf, qui jouit du tirage le plus important des Pays-Bas, et l’hebdomadaire Panorama ne tardaient pas à être à leur tour pris pour cible. Le bâtiment du Telegraaf fut attaqué avec une voiture bélier remplie de jerrycans de pétrole. Panorama fut atteint de tirs d’un lance-roquettes. Il n’y avait pas de blessés, mais les dégâts et le choc émotionnel étaient considérables. À partir de ces attentats contre la presse, dont la responsabilité de M. Taghi n’a d’ailleurs pas été établie, des journalistes importants étaient mis sous protection policière lourde, au point de devoir déménager. Les avocats, procureurs, juges et autres piliers du système judiciaire commençaient à exiger et à obtenir l’anonymat dès qu’ils étaient liés au procès-fleuve de peur de devenir eux aussi des cibles des sbires de M. Taghi. Qui, sur ces entrefaites, resta introuvable. Le Parquet croyait avoir en main un atout en la personne d’un de ses lieutenants, un certain Nabil B., spécialisé en filatures des cibles choisies par son parrain. Nabil B. s’était rendu à la justice en promettant de dire tout ce qu’il sait sur l’organisation et les nombreuses liquidations réelles ou planifiées en échange d’une réduction de peine[1].
La presse fit grand cas de cette « percée » dans l’enquête, fin 2018. Quelques jours plus tard, le frère aîné de Nabil B., Redouan, fut assassiné. Son tueur à gages fut vite arrêté. Il provenait, comme beaucoup d’hommes de main du cartel, de la communauté antillaise et surinamoise.
Courageux Peter R. De Vries
Dans des reconstructions du parcours de M. Taghi et de sa bande, les journaux NRC et Het Parool constatent qu’en septembre 2019, la Mocro Maffia faisait ébranler l’État de droit en assassinant l’avocat de Nabil B., Maître Derk Wiersum. Depuis, les juristes ne se bousculaient pas pour prendre la défense du principal témoin contre M.Taghi. C’est un journaliste de grande renommée, doublé d’un redresseur de torts dans le domaine judiciaire, Peter R. De Vries, qui se porta volontaire. Non pas comme avocat, car il n’a pas fait les études requises, mais en tant que « conseiller ». Le 6 juillet 2021, en plein cœur d’Amsterdam où il se rendait à pied vers sa voiture, c’est au tour de M. De Vries d’être la cible d’un attentat. Neuf jours plus tard, il succomba à ses blessures. Peu enclins à faire étalage de leurs sentiments, les Néerlandais, d’abord incrédules, cette fois-ci sont effondrés qu’un « héros » ait payé de sa vie son courage contre un ennemi qui ne recule devant rien. Des milliers de citoyens défilaient devant le cercueil de M. De Vries dans le théâtre Carré d’Amsterdam. Personne n’avait revendiqué l’assassinat, mais pas besoin d’être un fin limier pour établir un lien entre le crime et les services de M. De Vries à celui prêt à accabler M. Taghi.
Après l’effroi et le chagrin, viennent les accusations et les interrogations. Pourquoi M. De Vries ne jouissait-il d’aucune protection policière, contrairement à des confrères, au moment de l’attentat? Début 2023, une commission d’enquête concluait que, en effet, le ministère public avait échoué dans la protection des trois personnes assassinées pendant le procès: outre M. De Vries ce furent donc l’avocat Derk Wiersum et le frère de Nabil B.[2]
Fin de cavale à Dubaï
L’homme le plus recherché des Pays-Bas fut arrêté à Dubaï en décembre 2019. Écroué dans la prison de haute sécurité dans la ville de Vught, il exigea et obtint qu’un de ses neveux, Youssef, juriste, lui serve d’avocat. Ce Youssef ne tarda pas à être arrêté lui-même. Et condamné à cinq ans de prison ferme, pour avoir servi d’intermédiaire entre son neveu et les contacts de celui-ci à l’extérieur chargés de l’aider à s’évader !
L’avocate qui avait succédé à Youssef fut, début 2023, elle aussi accusée et gardée à vue pour grosso modo les mêmes motifs, sans que cette femme d’un certain âge, toujours vêtue et grimée dans un style gothique, soit encore jugée.
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M. Taghi, qui de sa cellule avait fini par conduire sa propre défense lambda, n’avait pas daigné être présent pour entendre son verdict. Celui qui dirigeait « une machine à tuer bien huilée », selon le Parquet, côtoie en prison l’ex-criminel néerlandais Willem Holleeder. Qui fut condamné pour l’enlèvement du roi de la bière Freddy Heineken en 1983. Après avoir purgé sa peine, sa gouaille amstellodamoise, sa belle gueule et son élégance vestimentaire lui procurèrent le statut de ‘criminel câlin’ dans une certaine presse. Jusqu’à ce qu’il soit de nouveau condamné, en 2022, pour avoir ordonné des assassinats de rivaux dans le milieu criminel. Lors de son procès, l’homme de 65 ans, à la santé fragile, s’auto-dénigrait, et se présentait comme un « vieux de la vieille », innocent évidemment, cela va sans dire. Il avait connu son mal nommée heure de gloire à une époque où la pègre issue de l’immigration maghrébine ne constituait pas encore un danger pour l’Etat de droit, ne menaçait ou n’assassinait pas des magistrats, des avocats et des journalistes. Ou, selon des rumeurs dans un journal bien informé, projetait carrément l’enlèvement du Premier ministre Mark Rutte et de la princesse Amalia, fille aînée du roi Willem-Alexander !
Avec la diversité, la pègre a gagné en cruauté et a osé défier l’État, au point qu’on peut presque pardonner aux Néerlandais une certaine nostalgie pour l’époque où les criminels connaissaient encore des limites à ne pas franchir…
[1] Faveur accordée, mardi 27 février, Nabil B. écopa de dix ans, au lieu des vingt ans qui auraient pu être requis.
[2] Leurs tueurs ont tous été arrêtés et jugés, c’étaient de simples hommes de main gardant le silence sur leurs commanditaires.